14 mai 2024
Jeunes sans domicile

Paroles de jeunes sans domicile

À propos de l’ouvrage Je ne dors pas à la maison : Histoires de jeunes sans domicile à Paris et à New York, de Julien Billion, éditions Champ Social, 2018, 167 pages.

Interview mené avec Sibylle Guénette, paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2019.

Julien Billion en 5 dates:

2005 : diplôme d’éducateur spécialisé.

2012 : doctorat en sociologie à l’EHESS, en codirection avec l’université Columbia.

2017 : obtention du diplôme EMBA d’HEC Paris.

2017 : avant-première de la projection du documentaire «comme tout le monde» au journal le Monde.

2018 : projection du documentaire à l’Assemblée nationale française.

Perspective:

Julien Billion, docteur en sociologie, est un ancien éducateur spécialisé. Chercheur à la Chaire management, diversités et cohésion sociale de l’université Paris-Dauphine, il est également professeur dans différentes écoles de commerce. Il est auteur du documentaire «comme tout le monde» sur la jeunesse sans domicile.

Les jeunes sans domicile représenteraient le tiers des sans domicile en France. Le phénomène est peu étudié, raison de s’intéresser à l’étude de Julien Billion. Et si l’on commençait de s’intéresser à la création d’un « ordre » des éducateurs spécialisés, à l’instar de ce qui existe dans d’autres métiers, notamment chez les médecins ?

Interview:

Qu’est-ce qui vous a motivé écrire ce livre?

Selon l’Institut national de la statistique, 20’000 jeunes sont sans domicile en France ce qui correspond environ à 35% de la population sans domicile. Pourtant, ces jeunes demeurent, dans une certaine mesure, invisibles dans la sphère médiatique, politique, intellectuelle. Leur parole n’est pas exprimée, reprise, écoutée, entendue. Le choix est fait de transformer ma thèse de sociologie et de changer de format d’écriture pour sensibiliser, susciter de l’empathie, interpeller le lecteur, rompre avec les préjugés, faire connaître, comprendre la vie des jeunes sans domicile, espérer toucher le grand public, les politiques, les associations, les entreprises pour agir, faire réagir. Les références bibliographies n’ont plu lieu d’être. Le langage est vulgarisé. L’attention est portée aux observations et aux témoignages, au vécu des jeunes sans domicile.

Pouvez-vous présenter votre recherche?

Durant 4 années, j’accompagne dix jeunes sans domicile à Paris et de dix jeunes sans domicile à New York dans leur environnement, sur leurs lieux de vie, de survie, d’errance, de manche, de délinquance, de rêves en journée, en soirée, durant la nuit, en semaine et le week-end: rue, parc, métro, gare, bain public, centre d’hébergement, club de prévention spécialisée, association de domiciliation administrative, association d’insertion par l’animal, hôpital, soupe populaire, restauration rapide, magasin de livres.

Quelles sont les ressemblances entre les trajectoires des jeunes sans domicile à Paris et à New York?

Le lien de filiation constitue le plus puissant des liens sociaux. Quand il est cassé ou dissout, le processus du sans-abrisme peut commencer. Les jeunes sans domicile sont socialisés à la marge de la société depuis leur enfance ou même depuis leur naissance. Leurs trajectoires sont marquées par une succession de domiciles différents, dans des zones géographiques différentes. Ils quittent le domicile de la famille nucléaire (parents, fratrie) ou en sont expulsés pour aller au domicile d’autres individus: famille étendue (grands-parents, oncle/tante, cousins, beaux-parents), ami, client, partenaire amoureux ou sexuel. Ils peuvent aussi aller dans les associations telles celles spécialisées dans le dispositif de protection de l’enfance (famille d’accueil, résidence), les foyers pour jeunes travailleurs, les hôtels, les hôtels sociaux, les centres d’hébergement d’urgence/longue durée, les hôpitaux, les résidences pour délinquants juvéniles, les prisons, mais ils retournent tout de même dans la rue.

Et quelles sont les différences?…

Voici quelques différences. Les jeunes sans domicile à New York épuisent les différents réseaux de solidarités. Dans certains cas recréer le lien familial est impossible. Ils subissent la violence, les mauvais traitements, l’exclusion et bénéficient moins de la solidarité. La rupture du lien de filiation est plus violente, instantanée et parfois, totale. L’adoption, l’usage d’un surnom et la transsexualité confèrent un autre nom. Par ailleurs, parmi les jeunes sans domicile à Paris, certains peuvent refuser l’aide de l’État et un revenu d’insertion (RMI/RSA).

Les jeunes sans domicile ont-ils des rêves ?

Les jeunes sans domicile peuvent recréer un lien à travers un lien social imaginaire. Ils ont des relations sociales fantasmées, espèrent retrouver leur famille alors qu’ils ne l’ont pas vue depuis des années, voire depuis leur naissance. Ils maintiennent un lien social virtuel. Ils conservent à l’esprit une relation qui n’existe plus. Rêver s’avère vital pour échapper à ses propres souffrances quotidiennes et rend possible d’atteindre des objectifs ou de vivre une autre vie qui ne sont pas accessibles dans la réalité. Les rêves devraient être utilisés pour encourager les individus à vaincre leurs difficultés, à construire un projet, à changer leur situation douloureuse actuelle, à croire au futur. Les actions d’insertion devraient s’appuyer sur les rêves.