14 mai 2024
La décroissance

Décoloniser l’imaginaire

À propos de l’ouvrage La décroissance, de Serge Latouche, Presses universitaires de France, coll. Que Sais-je ?, 128 pages.

Interview mené avec Sibylle Guénette en 2019, inédit.

Perspective:

Professeur émérite de l’université de Paris Sud, Serge Latouche est économiste et philosophe.

Chantre de la décroissance, il a rédigé de nombreux ouvrages sur ce sujet, notamment: « Petit traité de la décroissance sereine » (2007), « Vers une société d’abondance frugale » (2011), « Les précurseurs de la décroissance, une anthologie » (2016), et récemment un Que sais-je? sobrement intitulé « La décroissance » (2019). Deux autres ouvrages sont parus cette année: « Remember Baudrillard », « Comment réenchanter le monde ».

Serge Latouche est un économiste critique. Il suffit de citer pour s’en convaincre un de ses ouvrages parus en 1989: « L’Occidentalisation du monde: Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire » (réimpr. 2005). L’auteur se reconnaît trois maîtres, Jean Baudrillard, Ivan Illich et Cornelius Castoriadis dont il a présenté les œuvres dans de courts ouvrages.

Interview:

Être pour la décroissance, est-ce être critique de l’économie ?

En quelque sorte ; puisque la croissance est l’essence même de l’économie, s’y attaquer revient à s’attaquer à l’économie, en l’occurrence à l’économie de marché globalisé.

Cependant, je veux pointer des contradictions dans les discours qui circulent aujourd’hui : tout le monde se dit pour l’écologie – on parle couramment de croissance verte, d’économie circulaire, de transition écologique (ou développement durable) – sans pour autant remettre en cause la croissance! Comme si l’on s’attendait à ce que l’économie de marché soit capable de résoudre la quadrature du cercle. Depuis plusieurs années, la croissance n’est pas au rendez-vous, et pourtant on continue de tabler sur une croissance qui se poursuit au mieux à taux dérisoire, proche de zéro. Autant dire qu’il n’y en a plus et il n’y en aura plus jamais ! Or, l’on sait que pour avoir des effets en matière de chômage notamment, il faudrait revenir à des taux de croissance proches de ceux des années d’après-guerre. Pour le dire directement, on s’acharne sur la question de la croissance et on aboutit à une situation dramatique puisque l’on n’arrive pas à résoudre les problèmes sociaux, à l’intérieur de ce paradigme.

Dans le fond, vous critiquez à travers vos publications l’économie capitaliste…

Oui, dans la mesure où elle est liée à la société de marché phagocytée par une volonté de croissance. Il faut rappeler que pendant des siècles, s’il y avait déjà des embryons de capitalisme, ceux-ci s’inscrivaient dans le cadre de sociétés féodales. Avec le choix du feu, c’est-à-dire d’exploiter les énergies fossiles, en bref depuis l’invention de la machine à vapeur, l’économie a commencé à dévorer la société, laquelle a résisté tant bien que mal jusqu’à 1989. D’une société avec économie de marché, on est passé à une société de marché. Autrement dit, pour reprendre les termes de K. Polanyi dans «La grande transformation» d’un encastrement de l’économie dans la société à un encastrement de la société dans l’économie. Il est depuis longtemps devenu évident que la décroissance est inéluctable, et plus encore depuis la crise de 2008. Il faudra sans doute une autre crise bien plus importante encore pour s’y résoudre.

Quelle est votre proposition?

Je défends d’abord l’idée d’une rupture avec la société de croissance, avec le totalitarisme économique, c’est-à-dire la colonisation imaginaire par l’économie. Un de mes premiers ouvrages avait pour titre: «L’occidentalisation du monde: essai sur l’uniformisation planétaire». Or, ce que l’on peut constater avec le phénomène de la globalisation, c’est la disparition de toutes les différences. Une fois libéré de cette chape de plomb de l’impérialisme de l’économie, il faudra penser différentiation, car on ne construira pas une société de décroissance de la même façon dans toutes les régions du monde. Chaque groupe humain doit inventer son futur, l’impératif étant ce qu’il convient d’appeler la soutenabilité écologique ou l’empreinte écologique soutenable.

On est loin de cela. L’agriculture Bio représente moins de deux pour cent de l’agriculture totale qui, elle-même, sert à nourrir le bétail à hauteur de quarante pour cent du total de la production de céréales.

Il nous faudra changer, décoloniser notre imaginaire, malgré la force des lobbies.

J’ai proposé naguère l’idée d’une abondance frugale, à l’instar d’idées qui ont fleuri dans les années 70 en France dans ce que l’on a appelé la deuxième gauche dont un chef de file était Michel Rocard, et en Italie où, à la suite des analyses alarmantes du Club de Rome, Enrico Berlinguer proposait la notion d’austérité révolutionnaire. La notion d’abondance frugale paraît contradictoire, mais au fond elle dit ceci: il n’y aura pas d’abondance dans la démesure, il n’y aura pas d’abondance sans qu’il y ait des limites.