14 mai 2024
Disciplner la finance

En attendant la crise

À propos de l’ouvrage Discipliner la finance, de Patrick Artus, éditions Odile Jacob, 2019, 196 pages.

Interview effectué avec Sibylle Guénette, paru dans le quotidien L’Agefi le 28 mai 2019.

Perspective:

Directeur de la recherche et des études économiques à Natixis, Patrick Artus est responsable de la publication d’études et d’analyses quotidiennes.

Expert dans le domaine de l’économie internationale et monétaire, il est aujourd’hui professeur associé à l’École d’économie de Paris, après avoir longtemps enseigné dans plusieurs universités et hautes écoles à travers le monde.

Auteur d’articles académiques et d’ouvrages, on lui doit notamment dans ce dernier registre, en coécriture avec Marie-Paule Virard : « Le capitalisme est en train de s’autodétruire » (La Découverte 2005), « Globalisation, le pire est à venir » (La Découverte 2008), « Est-il trop tard pour sauver l’Amérique ? », « La folie des banques centrales : Pourquoi la prochaine crise sera pire » (Fayard 2016), « Euro : par ici la sortie ? Les vraies options pour la France et l’Europe » (Fayard 2017), « Et si les salariés se révoltaient ? Pour un nouvel âge du capitalisme » (Fayard 2018).

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, on retiendra que dans le monde économique d’aujourd’hui marqué par des endettements colossaux, on fait comme si les taux d’intérêt allaient rester dans l’avenir toujours aussi bas qu’ils le sont aujourd’hui. Mais, si cela s’avérait n’être pas le cas, alors la crise serait terrifiante puisqu’elle ne se réduirait pas à la une crise des ménages américains comme en 2008, mais affecterait le monde entier.

Interview:

Vous commencez dans votre ouvrage par montrer qu’entre les années 1990 et le début des années 2000, la segmentation de la chaîne de valeur industrielle s’est transformée : pouvez-vous préciser ?

Il y a eu une segmentation industrielle de la chaîne de valeur au niveau mondial jusqu’au début des années 2000. Depuis, le système est marqué par un mouvement de segmentation sur une base régionale plutôt que mondiale que trois raisons expliquent. D’abord, on sort du modèle de globalisation mondiale, car il était trop compliqué et risqué opérationnellement parlant. Ensuite, il faut prendre en compte le fait que les coûts ont augmenté dans les pays émergents. Enfin, la demande politique dans les pays émergents a obligé les pays fournisseurs de technologies d’être au plus près de l’acheteur. Ainsi, pour la partie visible on observe une tendance au protectionnisme et, pour la partie moins visible, on assiste à une exigence de contenu local.

Dès lors, il se trouve que les gagnants dans cette transformation sont les pays à forte demande intérieure, par exemple l’Inde, tandis que les perdants sont les pays à demande intérieure faible qui étaient intégrés dans des processus mondiaux de fabrication, tels que l’Allemagne et le Japon notamment.

Vous montrez le contraste entre l’industrie qui de dé-mondialise et la finance qui, elle, au contraire, se mondialise. Que pensez-vous de l’éventualité d’une crise proche à venir ?

On entend bien des personnes affirmant qu’il y a trop de dettes et que cela va mal finir. Il faut à mon avis être plus précis. On est loin du monde de Lehman dans la mesure où il n’y a plus d’inflation puisque les marchés du travail ont été violemment déréglementés. Ainsi, avec des taux d’intérêts bas, la dette n’est en rien un problème à court terme. La dette n’est pas un problème inquiétant tant que les taux ne remontent pas ! Prenez l’exemple du Japon où la dette publique représente 240% du PIB, la dette totale en représentant 400%, avec des taux d’intérêt proches de zéro. La dette dans ce cas est indifférente. Dans le fond, le monde se comporte aujourd’hui en faisant implicitement l’hypothèse que les taux d’intérêt n’allaient jamais remonter ! Par contre, si les taux d’intérêt remontaient, poussés une inflation due à un pouvoir de négociation retrouvé de la part des salariés et de leurs représentants, alors on pourrait s’attendre à une crise très importante.

Comment donc discipliner la finance ?

En deçà des problèmes évoqués, il convient de chercher des équilibres plus subtils dans la mesure où les capitaux dans les pays émergents sont trop volatiles, ce qui ne manque pas de déstabiliser leurs économies. C’est un des problèmes que je traite dans mon ouvrage en reprenant par exemple l’idée de contrôle des capitaux spéculatifs pour protéger les pays émergents des oscillations du marché.