8 mai 2024
modernisations libérales

Massacre au management

À propos de l’ouvrage La valeur du service public de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, éditions La Découverte, 476 pages, 36 francs ISBN 978-2-348-06855-3

Publié dans le supplément INDICES de L’Agefi, décembre 2021.

INTRODUCTION:

Les dernières crises sanitaire et économique montrent l’ampleur et les dangers dus au l’affaiblissement du service public qui a commencé depuis les années 1980. Cet ouvrage porte sur le cas français, mais cela se passe aussi ailleurs comme chez nous, sous couvert de la croyance en l’efficacité du privé (ce qui ne veut pas dire grand-chose en soi) et l’alliance public-privé. Comprendre pour mieux agir? Rencontre avec l’un des auteur.es.

INTERVIEW:

Vous paraissez critiquer la modernisation: Pourquoi?

Ces modernisations sont toujours vues de trop loin. Rapprochons-nous de leurs effets. Les modernisations libérales, c’est Nasser, Valérie, dos démolis, mains gercées, toux. Lui, agent d’entretien sur les routes, elle, agent de nettoyage d’une cité administrative. Leurs volumes de travail ont doublé parce qu’ils effectuent seuls des tâches avant réalisées à plusieurs. Une fois les budgets publics comprimés, la rationalisation des services n’a pas remplacé les départs en retraite. Alors, ils lèvent tous les jours davantage de charges qu’hier. Et puisqu’il faut finir le travail à temps, les précautions avec les produits chimiques, ce n’est plus possible, ça ralentit trop.

Les modernisations libérales, leurs mises en œuvre, prévues pour optimiser l’organisation, désorganisent toujours.

Les modernisations libérales, depuis qu’a fermé la maternité de proximité du Blanc, ce sont ces femmes de l’Indre, contraintes à deux heures de route, sur des voies dangereuses, pour aller accoucher. C’est des galères pour les IVG, des naissances en voitures.

Les modernisations se font avec acharnement, brutalités, avec pour géométral, la rentabilité financière immédiate. Elles déprofessionnalisent les fonctionnaires : les infirmières par exemple deviennent des ouvrières du soin, sans temps pour travailler bien. Les modernisations démoralisent jusqu’au burn-out, désaménagent les territoires, augmentent les violences aux guichets, accentuent la caporalisation des agents. Elles obligent au surtravail faute d’effectifs, avec plus de pénibilités physiques. Elles individualisent les carrières, précarisent, fracturent les collectifs de travail, effacent leur mémoire qui était recette pour travailler mieux.

Et avec la numérisation forcée, des usagers peu diplômés se retrouvent incapables d’utiliser les services publics, mis en défaut, hors-jeu.

En quoi la valeur conçue comme quantité vous semble être problématique?

Un cas concret l’illustre à merveille. Les modernisations libérales, c’est ce serrement de gorge qui étreint Nadine jusqu’à l’étouffer, sa gêne au ventre pour respirer, depuis qu’à son travail d’assistante sociale, où elle se donne tant contre les expulsions de logements et pour les allocataires RSA, s’ajoute l’entrée, sur quatre logiciels informatiques, du minutage de ses rendez-vous ; de leurs contenus. La modernisation, c’est ce contrôle à la « Big Brother is watching you ». Temps de travail dévoré par la mesure comptable absurde qu’impose les modernisateurs, qui veulent à toute force compresser les coûts des services rendus. Total : un volume d’activités impossible à assurer, sauf à bâcler ses rendez-vous. Entre ceux-ci, Nadine souvent a envie de crier. Elle ne peut plus aider les familles qu’elle aidait.

Les modernisations n’amènent pas des quantités de services en plus, mais beaucoup de services en moins. Les quantifications de l’action des agents entravent celle-ci. Elles cannibalisent l’action. Résultat : des usagers mal pris en charge reviennent plusieurs fois, cela crée des embouteillages. L’obsession de quantifier fait dysfonctionner.

Comment en est-on arrivé là, selon vous?

Gouverne maintenant le secteur public une noblesse nouvelle : la Noblesse managériale publique-privée. Elle provient d’écoles du pouvoir converties en Business Schools, qui imposent la foi libérale, ses dogmes : d’abord les calculs de coûts, la hiérarchie au travail, aligner le public sur le privé, transférer au marché une part de leurs fonctions. Avec pour seule boussole, la rentabilité financière immédiate. Les modernisations se font sans s’arrêter. Pourquoi ? Parce que dans la Noblesse managériale publique-privée, la réussite des carrières exige les va-et-vient permanents entre hauts postes dans le privé et hauts postes publics. Lesquels font obtenir des postes encore plus élevés en grande entreprise, si l’on montre hautement aux recruteurs que, sous sa direction, l’on a fait fonctionner le service public comme une entreprise ou qu’on l’a mis aux services des entreprises. Et puis, les managers public-privé, passent leurs vies parmi leurs semblables, sans relation aucune avec les salariés qu’ils restructurent. Ils ne savent pas ce qu’ils font endurer aux usagers. Ce n’est pas leur souci. Leur seul souci, c’est leur carrière : les concurrences entre eux. Enfermés dans des buildings bouclés par Pass, vigiles, ascenseurs privés, ils n’arrêteront pas de moderniser, c’est leur ADN professionnel.

WILLY PELLETIER EN 5 DATES:

  • 1961, naissance à Nantes où son grand-père résistant, portant même nom et prénom, a été assassiné par la Gestapo
  • 2010, L’État démantelé, codirigé avec Laurent Bonelli
  • 2016, Les classes populaires et le vote FN, codirigé avec Gérard Mauger
  • 2019, Manuel Indocile de sciences sociales, codirigé avec Philippe Boursier
  • 2021, La valeur du service public, coécrit avec Julie Gervais et Claire Lemercier