14 mai 2024
le manager et ses 40 valeurs

Manager, un apprentissage (toujours) inachevé

À propos de l’ouvrage Le Manager et les 40 valeurs, de Maurice Thévenet, éditions EMS /Management et société, 2018, 226 pages, préface de Patrick Bouvard.

Interview inédit effectué en compagnie de Bernard Carrel en 2018.

Perspective:

Maurice Thévenet est professeur à Essec Business School. Il est aussi délégué général de la Fnege.

Cet ouvrage est celui d’un professeur de management et de gestion des RH qui s’est efforcé de ne pas succomber aux modes faciles et reposantes. Il offre un point de vue raisonné sur le management, à travers des chroniques au long cours. Vingt années de chroniques à un rythme mensuel. cf. la fable de La Fontaine : L’aigle et la pie ?

Interview:

Vous traitez du positionnement, de la posture et du rôle du manager, c’est bien ça ?

Oui, comme le dit le titre, c’est bien du manager qu’il s’agit. Les managers sont toujours aussi nombreux dans les organisations même si les discours à la mode semblent dire le contraire. Les managers ont la charge de rendre l’action collective efficace ; cette mission peut être associée à un statut, une position ou une rémunération ; le plus souvent aujourd’hui, sans la paie ni le statut, des personnes sont chargées de coordonner les autres, de mener à bien des projets ou d’animer des équipes parfois temporaires. Placé dans cette position, dans des contextes organisationnels souvent complexes, le manager s’interroge sur son positionnement, sa posture, son rôle et les comportements très concrets qui lui permettent d’honorer sa mission et d’atteindre ses objectifs.

Votre insistance à mettre en avant les valeurs plutôt que le charisme par exemple vous rapproche d’auteurs classiques (par exemple Barnard ou Drucker) : vous opposez-vous en quelque sorte à la tendance actuelle à la psychologisation ?

Il est vrai que je ne suis pas très à l’aise avec l’idée du charisme et du leadership charismatique et pour deux raisons principales qui expliquent sans doute la tonalité de fond de cet ouvrage.

La première est presque philosophique, ou théologique : le charisme évoque la grâce reçue, comme si certains managers avaient reçu par naissance ou autre méthode surnaturelle les grâces du bon management. Il y aurait alors les doués, ceux qui sont tombés comme Obélix dans la marmite de potion magique quand ils étaient petits : ils sont heureux parce que doués et donc performants. Les autres sont tout autant heureux, ils ne sont pas doués et n’ont donc rien à faire. La théorie du don me paraît donc un peu trop simple.

Le management est quelque chose de plus banal ; il peut s’apprendre, comme beaucoup d’autres choses. Comme dans le sport ou la musique, on peut toujours apprendre et s’améliorer ; cela ne signifie pas que l’on soit tous très performants, cela ne signifie pas non plus que l’on apprenne tous au même rythme, mais on peut toujours faire mieux. Cela signifie donc une approche beaucoup plus réaliste et concrète de l’apprentissage du management par le manager. Associer le management à des charismes, c’est mettre les managers dans une situation inconfortable, voire culpabilisante : que faire quand on ne dispose pas de ces charismes ?

La deuxième raison de ma prudence, c’est qu’il faudrait se garder de considérer que la qualité du management ne dépend que du manager. C’est une tendance très présente, on l’a vue en particulier avec les risques psychosociaux dont tous les spécialistes disaient que la cause en était … le management, c’est-à-dire, si je comprends bien, les managers. Non, les managers sont une clé de la performance, mais les systèmes de valeurs et de références de l’entreprise aussi, tout comme les organisations, les structures, les processus mis en œuvre.

Vous vous tenez à distance des modes managériales. Néanmoins n’y a-t-il pas de réels changements dans l’exercice du pouvoir ces dernières années qui empêcheraient de manager avec responsabilité ?

Les modes en management sont très intéressantes, elles constituent pour le spécialiste du management un indicateur des systèmes de représentation et des modes de pensée dans notre société et dans les entreprises en particulier. Il faut donc observer avec attention ces modes. Maintenant, on n’est pas obligé d’y croire, de se laisser aller à cette naïveté bien humaine d’imaginer avoir trouvé la formule magique du succès, la pilule du bonheur, le simplisme de l’efficacité universelle. Mais ce que je dis est évident, il suffit de relire les fables de La Fontaine ou les grands textes de l’humanité et on en revient à un certain bon sens anthropologique selon lequel le comportement humain reste mystérieux d’une part, que les humains ne changent pas autant au fil du temps comme les hérauts de «l’homme ou du manager nouveau» ont plusieurs fois dans l’histoire voulu nous le faire croire.

Toutefois il ne faut pas sous-estimer les évolutions en cours dans notre société, même si les contemporains ne sont pas les mieux placés pour les détecter. Il est clair – cela mériterait de longs développements dont certains sont dans ce livre – que le travail en entreprise requiert un minimum de sens du collectif, des interactions obligées pour accomplir une action collective ; or nos modes d’apprentissage de ce sens du collectif se sont profondément transformés, comme le montrent par exemple, ces dernières décennies, l’évolution des modes de consommation culturelle et sportive, ou la transformation des structures familiales.