14 mai 2024
Les sciences du désir

Économie de l’appétence

À propos de l’ouvrage Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, sous la direction de Delphine Gardey et Marilène Vuille, éditions Le Bord de l’Eau, 330 pages, préface Michel Bozon

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2018.

Un ouvrage dirigée par deux chercheuses romandes retrace l’évolution des représentations autour de la sexualité et met en évidence l’importance croissante d’une médecine sexuelle.

«Ce livre s’intéresse tout particulièrement au sort réservé à la question du désir féminin par les connaissances et les pratiques savantes sur le long terme de leur histoire, à cet appétit ou cette appétence sexuelle dont les femmes feraient ou non preuve, aux modalités de son observation et de sa description, aux étiologies qu’il suscite et aux remédiations qu’il occasionne entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui», écrit Delphine Gardey dans son texte introductif. Gardey construit son introduction à partir du retournement de l’adage prêté à François 1er – «souvent femme varie, bien fol qui s’y fie» – en un autre – «souvent science varie, pourtant on s’y fie»!

L’ouvrage dirigé par Delphine Gardey et Marilène Vuille, deux universitaires romandes, s’attache en effet à mettre en évidence les évolutions depuis une volonté de savoir dès le début de XIXe siècle dans toutes les matières et, pour ce qui nous regarde ici, en matière de sexualité. Il tourne autour du désir féminin.

Deux remarques sont à faire avant de proposer une lecture cursive. Premièrement, le terme de «sciences du désir» relève sans doute d’un abus de langage, puisqu’il s’agit ici plutôt de sciences de la sexualité, comprenant à la fois la sexologie mais aussi la médecine sexuelle – renforcée par l’entrée en force des neurosciences –, la gynécologie, la psychiatrie, etc. Sciences du désir cependant car plusieurs contributions portent sur les différentes branches scientifiques qui produisent des savoirs sur la sexualité des femmes et plus précisément sur la question du désir sexuel des femmes et ses troubles. Deuxièmement, la psychanalyse, malgré son inscription dans le titre, il n’est pas vraiment question tout au long de l’ouvrage riche d’une quinzaine de textes relativement techniques, hormis dans l’introduction. Il était cependant important de signaler le moment freudien qui a marqué un tournant dans la compréhension de la sexualité féminine. Si l’œuvre de Freud ne manque pas d’ambigüités à cet égard, elle présente cependant la sexualité comme étant important tout au long du développement psychologique et culturel, tranchant avec le moralisme de son époque. Par ailleurs, si jusque-là les savoirs ont porté sur les perversions sexuelles, Freud aborde de la sexualité dans sa normalité. La psychanalyse est assurément pour les auteures un seuil important même si, vent en poupe, les neurosciences prennent dans cet ouvrage comme en toute chose aujourd’hui une grande place.

Abordons à présent les contributions des cinq parties qui composent l’ouvrage. La première, intitulée «La scène conjugale: expertise, conseil et médecine», regroupe des textes qui montrent l’évolution des chirurgies que les changements sociaux ont permis d’accepter. Il s’agit dans cette partie centralement du bien-être du couple, dans la lignée des travaux de Master et Johnson, mais avec des points de vue contemporains: par exemple, l’intervention en cas de procès de divorce ou d’expertises médicales, du juge.

La deuxième partie, une des plus intéressantes, raison de s’y attarder, est intitulée «Biomédecine et clinique du désir». Dans sa contribution, Marilène Vuille traite des derniers développements, notamment en matière de médecine sexuelle depuis les années 1990 avec l’arrivée du viagra. Celui-ci, explique-t-elle, a été le point de départ d’une nouvelle branche de la médecine. L’auteure montre la constitution de cette médecine et du changement dans l’abord de la sexualité, allant vers un intérêt marquée pour la fonction, pour la physiologie, pour la recherche du comportement sexuel des humains, y compris au niveau cellulaire. Elle montre en autres voies cherchant l’explication de la sexualité humaine qui dans les hormones, qui dans l’imprégnation hormonale mais dans le cerveau, etc. En bref, toutes sortes de voies qui s’orientent vers les aspects physiologiques et biologiques, s’éloignant de fait des aspects plus relationnels ou sociaux. Alain Gianni traite quant à lui de la controverse autour des médicaments sensés contrôler les troubles du désir sexuel des femmes. À partir du succès du viagra en effet, des recherches ont cherché à traiter les troubles sexuels féminins. Le principal trouble féminin serait les troubles du désir, les femmes étant supposées souffrir d’un déficit de désir. Gianni aborde la question d’un psychotrope utilisé contre les dits troubles du désir et la controverse que cela a engendré. Livi Ferreira Testoni de Faro montre comment la testostérone est utilisée comme booster de la sexualité des femmes. (Ce qui est intéressant ici, c’est de noter que le médicament existant, il a fallu lui trouver une maladie!) L’auteure suggère qu’alors que les scientifiques savent leurs savoirs incertains et restent prudents, les praticiens et les praticiennes de la médecine dans leur majorité en sont venues à considérer que la testostérone était bien l’hormone du désir et qu’il convenait d’en faire fort usage.

La troisième partie intitulée «Modèles contemporains des sciences du sexe», regroupe deux contributions. La première raconte la romance des biologistes expliquant la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, le premier, actif, et la seconde, passive. Une vision un peu à la manière de Woody Allen, quoique les biologistes ne se servent pas de l’autodérision. Le second texte prolonge cette analyse en passant par une critique de l’imagerie cérébrale et des visions idéologiques portées par les techniques actuelles. La quatrième partie est intitulée «Les enjeux des transformations du genre et du sexe» et la cinquième et dernière «Désir et subjectivité». Où sont abordés, sous divers angles, comme le résume Michel Bozon dans sa postface, «les effets de la médicalisation et de la mise en savoir sur la représentation du désir féminin et sa subjectivation».

On laissera le mot de la fin à une réflexion de M. Bozon sur les recherches en neurosciences, lesquels, si elles «n’aboutissent guère à une meilleure compréhension du fonctionnement du désir et de la sexualité, elles débouchent en définitive sur la production de traitements pharmaceutiques»!