14 mai 2024
L'esprit des règles

Activité policière et esprit des règles

À propos de l’ouvrage L’esprit des règles. Regards sur l’activité policière, de Dominique Pécaud, éditions Octarès, 2018, coll. Travail et Activité humaine, 200 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2018.

D. Pécaud en 5 dates :

  • 1952: ma naissance évidemment !
  • 1968: début de la lecture d’À la recherche du temps perdu.
  • 1970: la rencontre de l’amour de ma vie.
  • 1980-1990: une période : la décennie qui voit la naissance de mes trois enfants.
  • 2018: poursuite de la lecture d’À la recherche du temps perdu.

Perspective:

Dominique Pécaud est professeur de sociologie à l’Université de Nantes et chercheur associé au Centre de Recherches sur les Crises de l’école des Mines ParisTech.Et si les règles, à l’instar des lois, avaient de l’esprit ?… L’industrialisation du travail policier porte l’espoir d’une efficacité sans limites basée sur le contrôle de soi, celui des policiers comme de ceux auxquels ils ont affaire. Un contrôle sans violence et sans débordement ou transgression ? Leurre !, défend Dominique Pécaud.

Interview:

En quoi le titre de votre ouvrage renvoie-t-il à « l’esprit des lois » de Montesquieu ?

Dans l’Esprit des lois, Montesquieu rappelle que la vertu politique définit l’amour de la patrie et l’égalité comme ressorts de tous les gouvernements républicains. Les policiers français que j’ai rencontrés, tout comme les hommes évoqués par Montesquieu, ne sont pas conduits par leur seule fantaisie. Ils inscrivent leur travail dans des lois, mais aussi dans les mœurs qui, constituant leur monde vécu, leur éthos, leur sont familières. C’est leur manière de se déclarer professionnels. Ce qui m’a intéressé, c’était de comprendre comment ils cherchaient à manifester leur moralité en appliquant des règles qu’ils jugeaient souvent injustes, inadaptées ou contre-productives. De plus, en proposant ce titre, je ne me suis pas tout de suite rendu compte de son ambiguïté quand il était prononcé oralement. L’esprit des règles, c’est aussi l’esprit dérègle, affirmation traduisant l’importance de l’esprit critique pour dénoncer l’industrialisation en voie de généralisation des relations humaines, et rappeler ainsi l’avertissement de Montesquieu : « l’homme, cet être flexible, se pliant, dans la société, aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment, lorsqu’on la lui dérobe ».

Le travail (policier en l’occurrence) relèverait aujourd’hui plutôt d’une conception industrielle de l’activité plutôt que d’un pouvoir discrétionnaire caractérisant l’adaptation des règles aux circonstances : quelles conséquences et quelles contradictions ?

Comme le rappelle en 2007 E. Nickels, la discrétion relève de « l’autonomie morale et légale des acteurs à interpréter la loi ». Qu’en est-il des policiers français ? L’interprétation devient une position risquée. Qu’est-ce qui sera évalué en cas d’échec de l’activité entreprise ? L’interprétation ou le résultat ? Qui décidera de la justesse de l’interprétation même si le résultat est catastrophique ? Qui rappellera que la procédure aurait dû être appliquée à la lettre, quelles que soient les circonstances ? Un renversement s’opère. Il est à bas bruit, noyé dans le mouvement historique de l’industrialisation de notre civilisation. L’esprit de finesse laisse place à l’esprit de géométrie. Les usages laissent place aux principes, l’efficacité aux intentions. Il y a confusion entre ce qu’il faut faire et ce que le policier cherche à faire, pris qu’il est entre l’idée qu’il se fait d’une société bonne d’un côté, et de l’autre, l’ordre ou l’objectif dont il ne comprend plus guère le sens ou l’intérêt. En France, la culture du résultat préconisée par L. Jospin en 1997 a été appliquée à la Police en 2002 par N. Sarkozy traduit cette industrialisation généralisée. Mais cette culture n’est pas une culture. Les policiers ne s’y retrouvent pas. Leur réaction : rendre clandestin leur savoir-faire, ou se contenter d’appliquer les ordres. Bavures et inefficacité pointent partout le bout de leur nez. Le désengagement devient protection.

Dans son « malaise dans la civilisation », Freud voit dans la maîtrise de tout une protection vis-à-vis de l’agressivité des hommes, mais aussi la source d’une souffrance : cela est au cœur de votre ouvrage, n’est-ce pas ?

Quand un jour, on demanda à Freud quelle était sa couleur politique, il répondit : ni blanc ni rouge, mais couleur chair. Pourquoi les policiers français en viennent-ils à dénoncer des formes d’organisation du travail qui revendiquent leur intérêt au titre de la rationalité qu’elles prétendent contenir ? Ne sont-elles pas mises en œuvre pour améliorer les résultats que les policiers cherchent à atteindre ? Les policiers en doutent. L’identité professionnelle est ébranlée, le corps professionnel dans lequel elle se forge en voie d’effacement. Le pouvoir discrétionnaire et la pratique de l’équité convenaient à la conciliation de l’engagement subjectif et au respect de la règle. La discrétion comme choix personnel de l’activité en quantité et en qualité est désormais menacée. Leur conscience morale n’arrive plus à faire la distinction entre avoir l’intention de faire quelque chose au titre, d’un côté, d’un bien agir et, d’un autre, agir tout court. Cette distinction est couverte par la qualité du raisonnement industriel censé donner sens à l’activité et à son évaluation chiffrée. La productivité du travail devrait suffire à faire jouir les policiers. Seul le résultat devrait compter. Nous avons constaté que ce n’était pas le cas. Pour parodier Montesquieu, si les bêtes n’ont pas nos craintes, c’est qu’elles n’ont pas non plus nos espérances. Les policiers ne deviendront ni des bêtes ni des machines tant qu’ils éprouveront des craintes. C’est notre espoir.