14 mai 2024
kaufmann

Maelstrom

À propos de l’ouvrage La fin de la démocratie: Apogée et déclin d’une civilisation, de Jean-Claude Kaufmann, éditions Les liens qui libèrent (LLL), 302 pages, ISBN 979-1-020-90701-1

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2019.

Dans son dernier livre, le sociologue Jean-Claude Kaufmann annonce rien de moins que l’effondrement de la civilisation héritée des Lumières dans un essai qui annonce rien moins que la fin d’une civilisation basée sur la Raison, le développement de la démocratie étant parvenue, selon lui, à saper les bases de la République!

 

On a connu à la fin du siècle dernier des diagnostics annonçant la fermeture de la parenthèse ouverte par le moment historique des Lumières. On pense notamment à l’ouvrage Le temps des Tribus du sociologue Michel Maffesoli. Dans ce cas cependant, la «tribu» était vu comme une idée libératrice de petits mondes face à l’imposition de règles morales imposées de haut, de trop haut. Au contraire, Jean-Claude Kaufmann constate dans notre hyper démocratie autant de bulles qui certes peuvent être positives – par exemple la famille –, mais qui peuvent être fondées sur la violence, la haine et la détestation. Pour aller droit au but, le sociologue annonce rien moins que la fin d’un monde, la fin d’une civilisation. Selon lui, il existe des demandes exacerbées de démocratie qui ne pourront jamais être satisfaites. Dans ce qu’il dit être des demandes impossibles, le sociologue voit surtout «une bruyante exubérance démocratique qui ne serait en fait qu’un chant du cygne». Cet effondrement est la fin d’une belle histoire, celle de la République et de la démocratie, deux logiques qui se désarticulent sous yeux.

Jean-Claude Kaufmann a abordé de nombreux thèmes en apparence légers, lui assurant une certaine popularité. Parmi ses ouvrages: Un lit pour deux, la tendre guerre; Quand je est un autre, pourquoi et comment ça change en nous; Piégée dans son couple; Aimer son corps, la tyrannie de la minceur; L’amour qu’elle n’attendait plus; Le sac: un petit monde d’amour; C’est arrivé comme ça; L’amour qu’elle n’attendait plus; La guerre des fesses… À y regarder de plus près, la question de l’identité est au cœur de ce travail de ce sociologue de l’individu, du couple, du présent. Deux ouvrages se détachent à cet égard, d’abord L’invention de soi, une théorie de l’identité (2005) qui constitue un diagnostic de l’individu moderne pouvant tomber en panne pour peu qu’il ne croit plus à sa propre histoire, et puis Identités, la bombe à retardement (2014) où l’auteur défend en un cri d’alarme l’idée que le centre de la question est de nos jours le processus identitaire, la religion n’étant que son habillage extérieur – ainsi précisait-il: «c’est le cœur du fondamentalisme identitaire qui est de nature religieuse, quelles que soient les formes qu’il prend (intégrisme islamiste, intégrisme chrétien, racisme, nationalisme agressif), y compris quand le langage est en apparence non religieux».

On attendait un ouvrage de sociologie politique où l’auteur mettrait ses analyses micro en relation avec une analyse plus macro. La fin de la démocratie est ce livre, sous la forme d’un essai qui annonce la fin d’une civilisation basée sur la Raison, dans la mesure où le développement de la démocratie en est venue à saper les bases de la République! «La République, écrit Kaufmann, est ce qui vient d’en haut, ce qui est institué et fixe le cadre de la vie commune. L’ouverture sur le suffrage universel n’est qu’une modalité particulière, apparue il y a moins de deux siècles (et qui pourrait disparaitre un jour). La démocratie, elle, a une tout autre histoire: elle vient d’en bas, et ce de plus en plus, engageant désormais une confrontation décisive avec ce qui a la prétention de s’imposer d’en haut». Il faut comprendre par démocratie, selon l’auteur, pas seulement le système politique, le multipartisme, le droit de vote, etc., mais aussi et surtout la diffusion dans la vie de chacun des individus qui décident de tout, de leur propre morale, de leur vérité, de leur avenir… L’auteur affirme à cet égard que l’on ne parle vraiment d’identité autrement qu’administrativement, qu’à partir des années 50 et 60.

Insistons. République et démocratie sont, du point de vue de l’auteur, fondées sur des logiques contraires. Tandis que la République peut être compris comme étant l’État définissant un programme pour l’établissement d’idées communes, la démocratie vient d’en bas et définit de plus en plus un individu créant sa propre vérité, s’attendant à ce que l’on y réponde de façon spéculaire. Le «dégagisme» est à cet égard exemplaire de cette tendance, chacun voulant qu’un homme ou une femme politique réponde exactement à ses idées. On serait donc à cette période de divergence violente entre deux logiques. Pendant un petit siècle il y a eu un accord et une articulation entre ces deux modalités, notamment par la définition du programme de la laïcité qui marquait une inversion de l’expression de la religion. La religion était institutionnelle et définissait le cadre moral de la société, avant que l’on passe à une société où chaque individu peut choisir d’être ou non croyant, ou d’être croyant de telle ou telle manière. Tandis que la laïcité définit la liberté individuelle de croyance, la croyance devient, elle, une expression individuelle. Le problème est que cette hyper démocratie libère des expressions qui peuvent être sectaires, voire haineuses, et très souvent de plus en plus violentes. L’individu serait devenu pour reprendre le titre d’un ouvrage de Roland Gori: «ingouvernable». Le risque, selon l’auteur, est finalement d’en arriver à des régimes de démocratie autoritaire, avec une montée tranquille de restrictions de toute sorte, à commencer par celle de manifester.

L’ouvrage est construit en deux parties – République et démocratie; Un monde parallèle – chacune composée de trois chapitres. D’une part, il montre que le rapport entre République et démocratie n’a jamais été un long fleuve tranquille; d’autre part, il met en lumière le risques de l’internet et de sa capacité à cliver toujours davantage les individus. Son message consiste au fond à attirer l’attention sur la situation présente, cruciale, en disant en quelque sorte: attention, on est en train de vivre une période intense, un moment de rupture et il est très important de se mobiliser intellectuellement, de ne pas se laisser aller à penser que les choses vont s’arranger d’elles-mêmes.