14 mai 2024
Gildas Brégain

Handicapés une histoire d’obstacles

À propos de l’ouvrage Pour une histoire du handicap au XXe siècle. Approches transnationales (Europe et Amériques), de Gildas Brégain, éditions des Presses universitaires de Rennes, 330 pages.

Interview inédit.

Perspective:

Gildas Brégain est chercheur CNRS, Laboratoire Arènes, EHESP.

L’ouvrage de Gildas Brégain aborde la construction des politiques internationales du handicap et le développement des politiques du handicap à l’échelle nationale au cours du XXe siècle.

Interview:

Quels sujets principaux abordent votre livre?

Dans la première partie, je restitue la genèse des principales normes internationales sur le handicap adoptées par les organisations internationales des années 1920 jusqu’aux années 1980, en dégageant les enjeux géopolitiques et les multiples pressions exercées par les ONG. J’y démontre que les politiques internationales du handicap changent radicalement d’orientation à partir de la Seconde Guerre mondiale, en basculant vers une logique libérale. En effet, alors que le projet valorisé par le Bureau international du Travail (BIT) après la Première Guerre mondiale s’inspire des modalités européennes de la rééducation des mutilés de guerre, d’inspiration socialisantes, l’ONU et l’OIT valorisent après la Seconde Guerre mondiale un autre projet de réadaptation des handicapés, d’inspiration plus libérale, développé par les pays de l’espace nord-atlantique, en particulier les États-Unis et l’Angleterre. Ce dernier projet se caractérise avant tout par une légalité libérale dans le domaine de l’emploi, avec le refus des mesures de quota appliquées aux entreprises privées, la croyance en une productivité potentiellement égale des invalides, la valorisation du placement sélectif en milieu compétitif pour les travailleurs handicapés productifs, la constitution d’ateliers protégés pour les personnes jugées peu productives et celles au chômage.

Dans la seconde partie, j’analyse la construction des politiques nationales du handicap, en cernant l’influence des mobilisations associatives et celle des experts internationaux. En effet, l’ONU, l’OIT et l’OMS envoient des experts spécialisés sur le handicap en Argentine, au Brésil et en Espagne à la fin des années 1950. Par leur action, les organisations internationales favorisent la convergence progressive des politiques publiques du handicap des trois pays étudiés vers le modèle nord-atlantique des politiques publiques du handicap.

Pourquoi avoir restreint votre étude à trois pays?

Après avoir effectué des recherches dans les sources de plusieurs pays (France, Argentine, Espagne, Uruguay, Paraguay), j’ai décidé de privilégier l’analyse des cas argentin, brésilien et espagnol. L’Argentine et le Brésil constituent les deux puissances d’Amérique du Sud, et leurs politiques sociales rayonnent souvent à l’échelle régionale. L’Argentine est d’ailleurs le premier pays d’Amérique Latine à avoir adopté une loi de protection intégrale des personnes handicapées en 1981.  L’Espagne joue un rôle central dans la circulation des informations sur le handicap dans la sphère ibéro-américaine pendant le premier tiers du XXe siècle et à partir de la fin des années 1960. Ces trois pays connaissent des régimes dictatoriaux au cours des années 1960 et 1970 qui entravent les mobilisations politiques pour les droits des personnes handicapées.

La forte influence du modèle nord-atlantique des politiques publiques du handicap que j’ai observé dans ces trois pays peut être généralisée aux pays latino-américains et européens, mais pas à l’Afrique et à l’Asie. En Europe, cette influence est perceptible au cours des années 1950 par la réorientation des politiques de l’emploi vers des logiques plus libérales (par exemple en France, avec la baisse du quota de 10% à 6%, le développement du placement sélectif et la multiplication des ateliers protégés).

Quelles leçons pour aujourd’hui?

La période postérieure aux années 2000 est marquée par le caractère contraignant de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU de 2006. Ce texte légitime un grand nombre de droits pour les personnes handicapées, notamment le droit à l’inclusion dans le système scolaire ordinaire, et le droit à l’accessibilité. Néanmoins, depuis plus d’une décennie, on observe parallèlement une dynamique de fragilisation des droits économiques des personnes handicapées, avec la mise en place de politiques néolibérales dans les pays anglo-saxons et maintenant en Argentine. Afin de contraindre les personnes handicapées à trouver un emploi, ces gouvernements réduisent le montant des allocations d’invalidité et le nombre de leurs bénéficiaires, avec de graves conséquences sur les conditions de vie des personnes handicapées.