16 mai 2024
Actualité de Polanyi

L’utopie du marché

À propos de l’ouvrage Socioéconomie et démocratie. L’actualité de Karl Polanyi, sous la direction d’Isabelle Hillenkamp et de Jean-Louis Laville, éditions Érès, 2013, coll. Sociologie économique, 310 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2013.

Entre le risque d’une suppression des libertés d’une part et celui d’un creusement des inégalités d’une part, les économistes institutionnalistes travaillent une troisième voie pour sauver rien moins que le projet démocratique.

Cet ouvrage s’attache à mener une critique de l’économie standard régnant en maîtresse absolue depuis plusieurs décennies. Pour cela, les auteur-e-s responsables de l’édition de cet ouvrage collectif ont opté pour une approche adossée à une réflexion philosophique, leur propos renvoyant à l’examen des relations entre économie et société, sous l’angle de la préservation et de l’approfondissement de la démocratie. Dit en des termes plus directs : comment préserver la démocratie quand le capitalisme le plus débridé, en creusant les inégalités, en met en difficulté le projet… comme autrefois le communisme en ignorant les libertés ?!

Pour mener à bien leur projet, les auteur-e-s déploient leurs réflexions à partir des travaux de Karl Polanyi, l’auteur de l’ouvrage classique « La grande transformation » paru initialement en 1944. Polanyi pointait un sophisme économiste comme problème majeur des temps modernes, à savoir le rabattement de l’économie sur le marché. Il soutenait, en d’autres termes, que l’économie était devenue de plus en plus dissociée, de plus en plus « désencastrée » de la société, vivant en quelque sorte pour elle-même, appuyée sur des mythes sans doute rationnels, mais extravagants comme, par exemple, celui de l’homo œconomicus. Polanyi pointait les dangers d’une « économie de marché généralisée » promue par les économistes libéraux, utopique puisque, selon lui, la société réagit en protégeant ses membres, entrant alors en contradiction avec les exigences du marché autorégulé. Montée des protections sociales, protectionnisme, violence économique et politique extrême s’en suivent comme le montre la crise de 1929… et celle de 2008. Ce double mouvement de dérégulation et de protection est au cœur de la pensée de Polanyi.

L’ouvrage dirigé par Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville est marqué par une double originalité. D’abord en ce qu’il propose des textes d’auteur-e-s issu-e-s de différents pays et de différents contextes intellectuels, notamment américains et européens, du nord comme du sud, traduits de l’anglais, de l’espagnol ou du portugais vers le français. D’où un accès rendu possible pour les lecteurs de langue française d’auteurs internationaux de premier plan qui n’étaient pas traduits et publiés au sein un même volume. Et puis, parce que l’ouvrage est véritablement interdisciplinaire. Il réunit en effet des auteur-e-s menant des réflexions dans une perspective économique au sens large, la science économique n’ayant pas l’exclusivité du fait économique. Les articles composant ce volume mettent donc en dialogue les apports des différentes disciplines : économie, sociologie, politologie, anthropologie et philosophie politique…

L’ouvrage commence par une introduction dense, de facture théorique, rédigée par I. Hillenkamp et J.-L. Laville pour mettre en perspective l’ouvrage divisé en trois grandes parties. La première actualise l’apport de K. Polanyi sur la pensée du « double mouvement », clé de la grande transformation : l’expansion du marché autorégulateur entraînant un mouvement de protection de la société. Quatre textes la composent à commencer par un texte de Nancy Fraser qui retravaille l’idée du double mouvement qu’elle retravaille en un triple mouvement dans lequel la marchandisation n’est pas articulée seulement à la protection, mais aussi à l’émancipation. Dans son prolongement, Vicki Birschfield montre les limites des réflexions de Polanyi en termes d’analyse politique de la société et de pouvoir.
Michael Burawov montre alors la nécessité d’une sociologie publique tournée vers les questions politiques et, de manière normative, vers la démocratie au lieu d’une sociologie purement scientifique. De manière parallèle, les économistes Nicolas Postel et Richard Fobel montrent enfin que la crise de l’économie est aussi une crise de la pensée économique et ces auteurs battent finalement en brèche les arguments qui fondent aujourd’hui les politiques d’austérité.

C’est à une lecture macro qu’invitent les textes de la deuxième partie de l’ouvrage, en traçant des alternatives en termes d’expériences concrètes. Les économistes du travail Boaventura de Sousa Santos et César Rodríguez Garavito mettent en exergue les apports et les limites de K. Polanyi à partir d’une expérience sud-américaine. Marguerite Mendel discute différentes alternatives productives tirées de différents contextes nationaux. José Luis Corragio revient alors sur le processus de démocratisation économique et reprend de manière plus théorique les questions d’alternatives possibles à une société purement marchande.

Le thème de la troisième partie est celui de la pluralité économique. Comment faire ressurgir des aspects économiques rendus invisibles par un certain fondamentalisme du marché… Jérôme Blanc aborde la question de la pluralité monétaire. Jean-Michel Servet reprend le principe de réciprocité qui ne saurait selon lui être réduit au don contre don. Isabelle Hillenkamp traite de la question du « partage domestique », et Jean-Louis Laville rapproche finalement les pensées de Karl Polanyi et de Marcel Mauss, autre penseur de la pluralité économique et politique. Au final cet ouvrage rétablit quelque peu les choses en matière d’économie en rappelant que cette science sociale pourrait répondre à la question : pour qui ?