14 mai 2024
perrenoud

Le travail de la sociologie

À propos de l’ouvrage Les mondes pluriels de Howard S. Becker, dirigé par Marc Perrenoud, éditions La Découverte, 240 pages, ISBN 978-2- 7071-7647-9

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2013.

Marc Perrenoud, Maître d’enseignement et de recherche en sociologie à l’Université de Lausanne et à l’EPFL.

M. Perrenoud en 5 dates:
  • 1975: naissance à Toulouse.
  • 1993: début des études de sociologie à l’Université de Toulouse.
  • 1997-2004: musicien professionnel dans le Sud de la France, enquête ethnographique sur ce terrain.
  • 2005: soutenance d’un doctorat de l’EHESS en anthropologie sociale (La figure sociale du musicos).
  • 2009: recrutement à l’Université de Lausanne.
Perspective:

Les travaux du sociologue Howard S. Becker, né à Chicago en 1928, sont amplement reconnus. Figure majeure de la sociologie contemporaine, il s’est centralement attaché à étudier les mondes professionnels, notamment les musiciens et le travail artistique en général. Il fallait pour le faire venir à Lausanne et réunir plusieurs générations de chercheurs, une personnalité telle que Marc Perrenoud, auteur de l’ouvrage Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires (La Découverte, 2007).

Interview:

Quels sont vos thèmes de recherche de prédilection ?

Le travail, la culture, et surtout le croisement entre ces deux vastes domaines thématiques. Je développe une approche socio-anthropologique prenant en compte tous les aspects symboliques et culturels qui sont en jeu dans ce que j’appelle les économies symboliques du travail. Je m’attache à faire remonter le social et le symbolique sous l’économique, à porter au jour tout ce qui fonde notre rapport au travail comme le besoin de construction identitaire, le désir de reconnaissance, la « mise en scène » (souvent inconsciente et sincère) du travail qui produit une croyance partagée dans le jeu social… bref je réfute clairement la théorie de l’acteur rationnel chère à l’économie néo-classique. Ces thèmes de recherche s’incarnent dans les enquêtes de terrain que j’ai pu mener sur différents groupes professionnels, musiciens, artisans, personnels et usagers de bibliothèque publique, ingénieurs en SSII, agents de sécurité privée etc.

Quels liens existe-t-il entre vos thèmes et ceux de H. Becker?

Howard Becker est un des plus grands sociologues de la deuxième moitié du XXème siècle, il a touché à de nombreux objets d’étude allant de l’éducation à l’art en passant par la construction sociale de la déviance. Un de ses ouvrages les plus célèbres est Outsiders, dans lequel il traite entre autres du groupe professionnel des « musiciens de danse ». Il a pu observer ce milieu alors qu’il terminait ses études au début des années 1950 à Chicago en étant lui-même pianiste et en gagnant sa vie avec des groupes qui jouaient dans des bars, des boîtes de strip-tease, des mariages, parfois dans des clubs de jazz. Il se trouve que mes recherches en Master puis en thèse portaient sur l’observation ethnographique du milieu des « musiciens ordinaires » en France, observés depuis la scène puisque je jouais professionnellement de la contrebasse et de la basse électrique à la même époque. Je n’étais pas particulièrement « beckerien » au début de mon cursus universitaire, beaucoup plus marqué par Pierre Bourdieu et l’école de la sociologie critique. Mais j’ai eu la chance de rencontrer Becker il y a une dizaine d’années lors d’un colloque à Paris et j’ai découvert un homme affable, ouvert, généreux, curieux de tout et intéressé par mes travaux. Rapidement, il a lu mes premières publications qui commençaient alors à paraître et il y a retrouvé ce qui faisait le sel de son propre travail dans les années 1950 à Chicago, à savoir l’observation de l’intérieur d’un « travail artistique » dont, comme indigène, le sociologue est aussi capable de montrer le caractère prosaïque, la dimension artisanale renvoyant à la banalité d’un métier. C’est vraiment autour de ces questions que les liens sont les plus forts entre nos thèmes de recherche.

Pouvez-vous nous parler de ce livre qui vient de sortir?

En 2011 j’avais organisé à Lausanne un colloque autour de Becker et de la sociologie du travail dans la tradition interactionniste. J’avais pris le parti d’inviter aussi bien de jeunes collègues en début de carrière que des vieux amis de « Howie », compagnons de route depuis les années 1970-80 pour certains comme Jean-Michel Chapoulie ou Pierre-Michel Menger. Au cours des deux jours de colloque, la plupart des contributions et débats ont été passionnants et le fait de donner une suite éditoriale à ces rencontres s’est imposé comme une évidence. Les participants ont envoyé soit un développement de leur communication, soit un texte original. Le résultat est tout à fait réjouissant aujourd’hui puisque nous sommes arrivés à faire se côtoyer dans ces pages des textes de doctorants ou jeunes post-docs avec ceux de sommités internationales et à combiner des approches théoriques sur le travail sociologique de Howard Becker et des études de cas montrant très concrètement combien on gagne à s’inspirer de son œuvre dans la sociologie du XXIème siècle.