14 mai 2024
Une autre image

L’inconscient ou les jeux de désirs en entreprise

À propos de l’ouvrage Une autre image de l’organisation : Mises en perspective analytiques, de Emmanuel Castille, Gilles Arnaud, Jean-Luc Cerdin, Mireille Cifali, Maryse Dubouloy, éditions L’Harmattan, 2013, 190 pages, préface d’Yvon Pesqueux.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2013.

M. Dubouloy en 5 dates:

  • Juin 1981 : soutenance de thèse à l’Université Paris 9-Dauphine : « Les néo artisans ou l’impossible marginalité ».
  • Sept. 1983 : premier cours à l’ESSEC.
  • Avr. 1986 : premier patient sur le divan en psychanalyse.
  • Oct. 1986 : premier contrat de consultante.
  • Sept. 1996 : premier article publié : « Processus et rituels de deuil dans les organisations ».

Perspective:

Cet ouvrage est le fruit du travail de plusieurs auteurs dont Gilles Arnaud, Emmanuel Castille, Jean-Luc Cerdin, Mireille Cifali et Maryse Dubouloy. C’est cette dernière, professeure à l’ESSEC, que nous avons interrogée pour comprendre en quoi la psychanalyse est pertinente dans l’analyse des organisations. Si l’organisation peut être vue à travers différentes images (cf. notamment l’ouvrage de Gareth Morgan: Images de l’organisation), les auteur.es de l’ouvrage présentée ici en rajoute une à la compréhension.

Interview:

Quel est l’apport de la psychanalyse dans le champ des organisations ?

La théorie psychanalytique nous apprend que des forces inconscientes sont en jeu dans pratiquement toute action humaine. Ces forces peuvent étouffer ou stimuler la créativité, développer la coopération ou attiser les conflits, favoriser la réussite ou conduire à l’échec. Elles peuvent rendre aveugles sur les faiblesses les plus évidentes des projets, elles peuvent également être à l’origine des solutions les plus innovantes. L’organisation est alors considérée comme un lieu où se concrétisent des actions et des enjeux qui dépassent la raison et l’entendement de ses acteurs et ses observateurs.

Les démarches de psychanalyse appliquée ou de psychosociologie d’inspiration analytique permettent non pas de mettre à jour un hypothétique sens caché des organisations, mais de faire émerger un autre sens que celui habituellement mobilisé par des approches résolument rationnelles, positivistes et quantitatives. Il s’agit de comprendre l’implication de l’inconscient dans les processus de décisions, voire dans le déterminisme organisationnel au sens large. De telles interventions ont pour visée de remettre de la réalité là où il y a illusion et fantasme. Telle est notamment l’utilité d’une pratique de l’écoute et de l’interprétation du non-dit des acteurs, qui peut viser à « rendre publics » les discours refoulés au sein d’une organisation par exemple, l’expression de résistances au changement, ou encore à dénouer l’écheveau de compulsions à la répétition préjudiciables à l’accomplissement des missions économiques.

Pouvez-vous donner un exemple illustrant le recours à la théorie psychanalytique ?

Fortement valorisée dans les parcours professionnels des managers à potentiel, l’expatriation n’est pas sans risque. Si l’approche classique traditionnelle a permis de comprendre qu’elle représente une expérience de déstructuration-restructuration de la personnalité, l’approche psychanalytique permet de mettre à jour la dynamique inconsciente qui contribue à la réussite ou l’échec d’une expatriation. Notre recherche a permis de faire apparaître que l’expatriation mobilise l’histoire familiale souvent sur plusieurs générations, que les problématiques œdipiennes y sont très présentes sans que les protagonistes en soient conscients. Ainsi, les candidats méconnaissent les « raisons » qui les poussent à partir et leur « projet » est autant le fruit de leurs fantasmes que d’un projet professionnel. La désillusion n’en est que plus forte passée la période dite de « lune de miel » qui suit les premiers mois de leur arrivée. Là où la littérature classique voit le retour comme essentiellement une problématique de réadaptation et de contre-choc culturel, la littérature psychanalytique évoque le processus de deuil. Dans la mesure où l’entreprise aide dès avant le départ et après le retour à la prise de conscience de cette face cachée de l’expatriation, celle-ci peut devenir cet espace transitionnel décrit par le psychanalyste britannique Winnicott qui permet à l’individu d’acquérir toujours plus de maturité et d’autonomie.

Au-delà d’une meilleure compréhension des dynamiques et dysfonctionnements organisationnels, quelle peut être l’implication de l’utilisation d’une référence à la psychanalyse ?

Des concepts directement issus de la théorie psychanalytique tels que le travail du deuil ou l’espace transitionnel déjà évoqué, se révèlent très opérants en entreprises. J’ai fréquemment eu recours à la construction de dispositifs spécifiques à l’émergence de récits collectifs lors d’intervention suite à des restructurations ou des réorganisations particulièrement difficiles et douloureuses. Si les récits circulent traditionnellement dans les entreprises, il s’agit d’en susciter de nouveaux qui vont à la fois favoriser la réappropriation du passé (plutôt que de l’enfouir au risque de l’idéaliser) et donner accès à l’avenir. Ces récits permettent aux fantasmes de s’exprimer à la place des ruminations silencieuses. Ils facilitent le travail de deuil, en mettant des mots sur des souffrances souvent indicibles. Ils recréent du lien et de la solidarité au-delà de la compassion, là où la solitude et l’agressivité s’installent souvent. Il est essentiel que ces dispositifs soient collectifs, car c’est de la diversité des individus, de leurs histoires et de leur attachement à l’entreprise que jaillit la possibilité de se déprendre d’un passé qui trop souvent enferme dans la nostalgie d’un « c’était mieux avant » ainsi que la possibilité d’envisager et créer un avenir différent. Raconter et écouter des histoires c’est se doter d’espaces de transition qui facilitent la gestion du changement : lieu où se jouent le passage et le brassage entre l’univers du passé et celui du futur. Au-delà de la découverte des ressorts inconscients des situations et de l’action, c’est la mise en mouvements des individus qui est remarquable.