14 mai 2024
Un monde de déchrirements

La reconnaissance et ses déchirements

À propos de l’ouvrage Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, d’Axel Honneth, éditions La Découverte, 2013, coll. Théorie critique, 300 pages, préface et traduction d’Olivier Voirol et Pierre Rusch.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, octobre  2013.

O. Voirol en 5 dates:

  • 1991: CFC d’électronicien dans l’industrie des machines.
  • 1997: fin des études de Sciences sociales à l’Uni de Lausanne (Unil).
  • 2000-2006: séjours scientifiques en Allemagne et à l’École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris, doctorat en sociologie.
  • 2006: professeur-remplaçant à l’EPFL, Maître assistant à l’Unil.
  • 2010: titularisation à l’Unil comme MER.

Perspective:

Olivier Voirol est sociologue, Maître d’enseignement et de recherche (MER) à l’Université de Lausanne, responsable de la collection « Théorie critique » aux éditions La Découverte à Paris.

Personne mieux qu’Olivier Voirol est à même de comprendre dans les détails la pensée d’un des sociologues et philosophes les plus en vue et les plus discutés aujourd’hui, et d’en éclaircir les enjeux. Il faut dire que ce Jurassien originaire de Delémont, spécialiste mondialement reconnu de la Théorie critique, vit depuis plusieurs années entre Lausanne et Francfort où il est associé à l’Institut de recherche sociale dirigé par Axel Honneth.

Interview:

En quoi la pensée d’Axel Honneth est-elle importante pour saisir le monde d’aujourd’hui ?

Axel Honneth est un des représentants actuels, sans doute le plus important, d’une tradition de pensée ayant vu le jour au 19e siècle, initiée notamment par des penseurs comme Rousseau et Hegel. Cette tradition pense la modernité à l’aune de ses processus émancipateurs, notamment en matière de liberté et d’autonomie, en considérant simultanément ses processus négatifs : fragmentation, aliénation, perte de sens, etc. Sous le terme de « pathologies sociales », Axel Honneth rend compte de ces processus soumettant l’individu et le collectif à des pressions insoutenables, effritant l’estime de soi et détruisant les possibilités de réalisation individuelle et collective. Cependant, à la différence d’autres pensées critiques actuelles, Axel Honneth s’applique à mettre au jour les modes de relation participant de la « vie bonne » ou dit autrement, des pratiques effectives d’autoréalisation individuelle et collective. Sans disposer de cet ancrage pratique offrant un référent normatif, il est selon lui impossible de « voir » ces pathologies sociales. Sur cette base, ce philosophe et sociologue déploie un important travail permettant de dégager ce « noyau normatif » dans les rapports sociaux. L’analyse critique qu’il porte alors sur les sociétés contemporaines pointe « ce qui ne marche pas » à l’aune des pratiques effectives d’autoréalisation incarnées dans nos tentatives de nous construire, avec d’autres, en tant qu’individus réalisés – ce à quoi renvoie le concept de « reconnaissance ».

 Pourquoi installer au centre de la réflexion cette notion de « reconnaissance » ?

Le concept de reconnaissance permet de rendre compte d’un élément central des sociétés modernes : les individus n’existent pas de manière isolée, mais sont fondamentalement insérés dans un ensemble de relations intersubjectives liées à des formes d’appréciation cohabitant avec de multiples formes de rejet, de dévalorisation et de mépris. La reconnaissance est la condition même de l’existence des individus. Mais, jamais garantie, elle se joue et se rejoue sans cesse dans les rapports sociaux. Selon Honneth, les sociétés modernes ont institutionnalisé différentes modalités de reconnaissance, dans les relations affectives, dans le droit et dans le travail. Elles produisent inséparablement une multitude d’expériences négatives, de dévalorisation et de refus de reconnaissance. Le fonctionnement de l’économie capitaliste et du monde du travail est un exemple : les individus formulent des attentes de reconnaissance de leurs activités sous la forme de la rémunération et de l’appréciation, mais ils sont aussi soumis à des injustices salariales, des formes de non-reconnaissance et d’exclusion. Selon Honneth, ces expériences négatives indiquent que les attentes légitimes de reconnaissance que nous formulons dans nos relations sociales sont blessées. Elles peuvent alors mener à des luttes pour la reconnaissance.

En quoi la pensée d’Axel Honneth s’inscrit dans l’héritage de l’École de Francfort ?

Le courant de pensée connu sous le nom d’école de Francfort ou de Théorie critique, apparu en Allemagne dans les années 1920, est vaste et regroupe plusieurs auteurs, comme notamment Adorno, Benjamin, Habermas, Marcuse. Il se caractérise entre autres par une critique de la société moderne, des formes réifiées de connaissance, et par un refus des délimitations disciplinaires. Honneth se rattache à ce recourant tout d’abord parce qu’il a consacré une partie non négligeable de son œuvre à la discussion et l’interprétation de ces auteurs, pour en pointer leurs limites tout en réactualisant certaines de leurs thématiques. D’autre part, sa conception de la critique évoquée à l’instant, soulignant à la fois les éléments émancipateurs de la modernité – sous la forme de la reconnaissance – et ses déchirements, se rattache à ce courant de pensée. Enfin, en situant sa démarche au carrefour de la philosophie morale, de la philosophie sociale, de la sociologie et de la psychanalyse, il réactualise à sa manière, et de manière novatrice, le projet interdisciplinaire au fondement de ce courant de pensée.