15 mai 2024
Le capital au 20e s.

Le temps des héritiers

À propos de l’ouvrage Le capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty, éditions du Seuil, 2013, coll. Les livres du nouveau monde, 960 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément INDICES, octobre 2013.

L’expérience des siècles passés en matière de répartition des richesses permet de tirer les leçons pour l’avenir et faire en sorte d’inverser peut-être la tendance actuelle au creusement des inégalités de revenu comme de capital.

Thomas Piketty semble avoir retenu l’avertissement de l’économiste libéral Maurice Allais énonçant qu’un économiste qui ne serait qu’économiste risquerait bien d’être un véritable danger. Après avoir effectué son travail de thèse de doctorat aux États-Unis, ce féru de mathématiques renonça en effet à grossir les rangs des économistes qui se cachent derrière force chiffres et formules, pour embrasser plutôt une véritable carrière de chercheur en économie politique, terme qu’il utilise volontiers malgré son caractère vieillot. Renvoyant à son expérience américaine, l’auteur affirme non sans une certaine férocité : « La profession continuait d’aligner les résultats purement théoriques, sans même savoir quels faits expliquer ». Il précise sa pensée : « la discipline économique n’est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales. » Piketty rappelle pertinemment que l’économie est d’abord une science sociale, ce que l’on aurait tendance à oublier tant la tendance des économistes depuis le XIXe siècle à vouloir imiter les sciences dites autrefois dures, notamment la physique, est tenace. Au contraire, l’ouvrage de Piketty est autant un ouvrage d’histoire que d’économie où, les faits une fois établis, le caractère moral ou normatif de la discipline n’est en aucun cas gênant.

Pour aborder son sujet, celui de la répartition des richesses, l’auteur pose la question de recherche à double détente qui va animer les près de mille pages qu’il lui consacre, à savoir : que sait-on réellement de l’évolution de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le XVIIIe siècle, et quelles leçons peut-on en tirer pour le XXIe ? Il se base essentiellement sur deux auteurs. D’un côté Karl Marx qui, à la suite de David Ricardo, « a essayé d’assoir son travail sur l’analyse des contradictions logiques internes du système capitaliste ». Ces deux auteurs du XIXe siècle, rappelle Piketty, avaient une vision sombre de ladite évolution, pensant tous deux qu’un petit nombre de personnes finiraient par capter une part toujours croissante de la production et du revenu, propriétaires terriens pour le premier, capitalistes industriels pour le second. D’un autre côté Simon Kuznets, auteur américain pour qui « les inégalités de revenus sont appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau acceptable ». Cet auteur s’est appuyé sur un travail statistique approfondi ne portant, ce faisant, que sur trente-cinq années et sur le seul cas étatsunisien. Entre une vision catastrophiste et une autre félicitique, notre économiste politique a cherché à se frayer une voie et, pour cela, a effectué un travail statistique aux résultats impressionnants.

L’imposant volume de Thomas Piketty est formé de quatre parties. Une première, à caractère historique, introduit les notions fondamentales – revenu national, capital, rapport capital/revenu… – et retrace les évolutions en matière de taux de croissance de la population et de la production depuis la révolution industrielle. La deuxième analyse la façon dont se présente au début de notre siècle la question de l’évolution à long terme du rapport capital/revenu. Les cas du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne et des États-Unis sont particulièrement étudiés par le menu. La troisième partie porte essentiellement sur la dynamique historique des inégalités. Dans la quatrième, l’auteur tire les leçons, sur le plan politique et moral, des parties précédentes.

Piketty montre que si la diffusion des connaissances et des qualifications est une force évidente vers l’égalisation des conditions, comme l’ont suggéré moult confrères, dont Kuznets, il n’en reste pas moins que le capitalisme produit des inégalités fortes dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance du revenu. Cela est le cas depuis plusieurs décennies. Ainsi, la situation qui était à l’œuvre à la fin du XIXe siècle et qu’informent les romans de Balzac ou d’Austen, risque bien de devenir la norme au XXIe si aucune mesure n’est prise. Notre époque se caractériserait par le retour glorieux des héritiers. Ce que montre en outre Piketty, c’est que si la situation a été rééquilibrée entre temps, au XXe siècle, c’est dû aux guerres mondiales qui sont venues si l’on peut dire redistribuer les cartes, et puis aux taux de croissance exceptionnels dans la période dite des « Trente Glorieuses ».

Si certaines analyses de l’économiste paraissent tomber sous le sens pour certain∙e∙s d’entre nous, ce qu’il convient de redire c’est qu’elles reposent sur des faits dorénavant incontestables grâce à l’établissement de séries statistiques dans la longue durée. Même si l’auteur reconnaît que le travail en cours est perfectible et que l’avenir n’est jamais écrit, pour lui la situation au rythme actuel n’est pas tenable. C’est pourquoi il propose des solutions de sorte à corriger ces inégalités, notamment l’idée d’un « impôt mondial sur le capital ». Quelque estimation que l’on porte à ses conclusions, le grand mérite du travail de Thomas Piketty, c’est de nous rappeler que « l’affrontement capital-travail n’appartient pas au passé, mais qu’il est l’une des clés du XXIe siècle ».