14 mai 2024
alain caillé

Lost in foundations

À propos de l’ouvrage Des sciences sociales à la science sociale. Fondements non utilitaristes, dirigé par Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Dufoix, Frédéric Vandenberghe, éditions Le Bord de l’Eau, coll. La Bibliothèque du MAUSS, 272 pages, ISBN 978-2-356-87571-6

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2018.

À l’époque de toutes les spécialisations il est urgent selon des penseurs en sciences sociales de proposer une synthèse pour sortir de tous les morcellements disciplinaires. Selon les auteurs, en raison de cette hyperspécialisation, nous sommes devenus beaucoup plus intelligents qu’au moment de la naissance des grandes disciplines des sciences sociales, mais aussi beaucoup plus idiots.

Périmètre. On emploie souvent les termes de «sciences humaines», de «sciences de l’Homme» ou de «sciences sociales» de façon interchangeable et indifférenciée. Leur utilisation est liée à des traditions ou tout bonnement à des habitudes. Ainsi, la notion de «sciences humaines» est habituelle traditionnellement dans les pays du continent européen, tandis que celle de «sciences sociales» l’est dans le monde anglo-américain… pour regrouper les mêmes disciplines. Aujourd’hui, on emploie plutôt la notion de «sciences humaines et sociales» ou «SHS» (les premières regroupant des disciplines centrées sur l’individu, p.ex. la psychologie individuelle, et les secondes regroupant des disciplines se réclamant de phénomènes sociaux relevant de l’humain comme de l’animal, p.ex. la sociologie, l’anthropologie, l’éthologie ou la psychologie sociale). La notion de SHS exclut l’Histoire et la Philosophie qui sont censées ne pas se baser pas sur les mêmes types de méthodes. En Suisse, le FNS (Fonds national de la recherche scientifique) distingue aussi les deux types de sciences, les sciences humaines englobant notamment les Lettres et la Philosophie. Question de traditions donc. En France, la notion de «sciences de l’Homme» est en usage qui regroupe les disciplines des SHS, plus l’Histoire et la Philosophie, cette acception étant proche de celle empruntée par les auteurs de l’ouvrage considéré dans ces colonnes.

Question. «On attend des sciences sociales qu’elles nous aident à comprendre les lois du fonctionnement des sociétés et la marche du monde. Or, curieusement, elles en sont à certains égards moins capables. Une première raison en est, bien sûr, le fait que l’accélération du rythme du monde est devenue sa nouvelle loi. Les mutations qu’il connait sont, du coup, beaucoup plus rapides que le renouvellement ou a mise à jour de nos théories. […] Mais une autre raison est que, noyées dans l’hyperspécialisation, perdues dans la guerre entre disciplines, sous et sous-sous-disciplines, les sciences sociales voient mieux certains détails mais de moins en moins bien l’ensemble. En raison de cette hyperspécialisation, nous sommes devenus beaucoup plus intelligents qu’au moment de la naissance des grandes disciplines des sciences sociales, mais aussi beaucoup plus idiots. Si au plan analytique et méthodologique nous produisons des travaux toujours plus raffinés, nous sommes en revanche beaucoup plus impuissants au plan de la synthèse. Est-il possible d’espérer échapper à ce destin si funeste en surmontant une hyperspécialisation stérilisante?». Ainsi s’expriment les auteurs de cet ouvrage fruit d’un colloque et dont les articles interrogent les fondements des sciences ou plutôt de «la» science sociale, pour marquer le souci de fondations communes et de capacité de synthèse. Leur approche se veut anti-utilitariste.

Problème. Quid de l’économie, s’étonnera-t-on peut-être? Une science sociale assurément. (Notons au passage une conception britannique visant à utiliser le terme «economics» pour «sciences sociales»; c’est le cas par exemple dans «School of economics».) Mais c’est aussi une discipline qui propose, de façon hégémonique, des conceptions partagées consistant dans le couplage des «théories des choix rationnels» et de l’«individualisme méthodologique». C’est à travers ce couplage, déplorent les auteurs, «que s’est généralisé dans les sciences sociales (et en philosophie politique), depuis les années 1970, ce qu’on a pu appeler le «modèle économique» des sciences sociales. Un modèle économique qu’il est possible de considérer comme une cristallisation de l’utilitarisme et de l’axiomatique de l’intérêt. Or ce modèle de science sociale générale, économiciste, est extraordinairement problématique, tant au plan théorique qu’en raison de ses implications pratiques.» Dès lors, la question des auteurs est de savoir s’il est possible de trouver d’autres fondements à une science sociale générale qui ne serait pas utilitariste. Une science sociale généraliste, seule à même de penser le monde dans toute sa complexité. «Une science sociale qu’il est urgent, également, de fonder une bonne fois sur des bases non-utilitaristes et dans une ouverture résolue à toutes les sociologies et à toutes les sciences sociales du monde entier, et pas seulement à celles qui viennent de l’occident. Replacées dans ce cadre plus général, la plupart des querelles de chapelles se résolvent d’elles-mêmes. Pour le plus grand bien d’un désir partagé de connaître. Qu’un tel objectif soit accessible, c’est ce dont témoignent la variété et la qualité des auteurs ici réunis, anthropologues, économistes, géographes, historiens, philosophes ou sociologues».

Pistes et réflexions. Ainsi, plusieurs disciplines des «sciences de l’Homme» sont discutés avec le souci de sortir du fameux «modèle économique des sciences sociales» dont la force est son extrême simplicité. On appréciera particulièrement la partie regroupant des articles portant sur la discipline économique rédigés par des économistes non-standard, notamment Robert Boyer tenant de l’école de la régulation, Olivier Favereau et André Orléan, tenants de la théorie des conventions, l’un abordant la question des bases de l’économie d’entreprise et l’autre celle de la valeur, chacun d’eux appelant à quitter le fantasme de vouloir imiter la physique et à se débarrasser de la fiction de l’«Homo œconomicus».