14 mai 2024
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Jupiter mis à nu

À propos de l’ouvrage La nudité du pouvoir: Comprendre le moment Macron, Roland Gori, éditions Les Liens qui libèrent, 200 pages, ISBN 979-1-020-90618-2

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2018.

Le psychanalyste Roland Gori rend compte de la posture du moment Macron. Selon lui, aujourd’hui, en Occident, nous nous habituons à lâcher la démocratie pour l’ombre d’une technocratie qui organise insidieusement nos servitudes volontaires…

 

Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille, psychanalyste, fait partie des intellectuels du soupçon comme on disait autrefois des personnes cultivant un regard, une pensée critique. Dans le monde d’aujourd’hui, défend l’auteur, cette fonction de penser, semble de moins en moins possible. Ainsi, écrivait-il dans un ouvrage au début de la décennie (La dignité de penser, 2011, même éditeur) qu’«au nom d’un “rationalisme économique morbide” une nouvelle colonisation des esprits envahit la planète. Avec ses agences d’évaluation et ses hommes de main, cette “religion du marché” interdit de penser le monde autrement que comme un stock de marchandises ou de produits financiers. Pour réaliser cette nouvelle manière de civiliser les mœurs, il fallait faire chuter la valeur de l’expérience et celle du récit – de la parole – qui la transmet. En faisant baisser le cours de la parole au profit de l’information, de sa part la plus technique et mesurable, nous perdons le monde commun, nous perdons notre monde. Et plus encore en Occident, nous nous habituons à lâcher la démocratie pour l’ombre d’une technocratie qui organise insidieusement nos servitudes volontaires…».

Dans son dernier livre, Gori interroge le moment Macron. Citons-le: «Nous vivons un moment politique inédit dont l’élection d’Emmanuel Macron est à la fois le symptôme et l’opérateur. Les hommes politiques ressemblent plus à leur époque qu’à l’idéologie dont ils se réclament. La nôtre ne fait pas exception. Il fallait à notre pays un certain culot pour élire à la magistrature suprême un jeune homme quasiment inconnu, négociateur habile du compromis autant que “traître” méthodique. Emmanuel Macron est le personnage héroïque de cette modernité où les élites désertent les valeurs de dette, de justice et d’égalité au profit de celles de performance et d’efficacité. La vision du monde d’Emmanuel Macron est sans cesse claironnée: l’entreprise est le “foyer d’expérience” à partir duquel doit s’organiser le gouvernement de soi et des autres. Elle doit modeler la société, l’État, la Nation start up, l’individu lui-même. Pour mettre en œuvre cette politique, Emmanuel Macron construit méthodiquement l’édifice d’un pouvoir vertical, Palais des Glaces où se reflète à tous les niveaux l’image hybride d’un Président autoritaire et séducteur, entouré d’une nouvelle aristocratie technico-financière dévouée corps et âme. Cette nouvelle “noblesse” manie la puissance des algorithmes et pratique les réseaux sociaux pour mieux en finir avec les “corps intermédiaires” (syndicats, presse, élus, partis). La tentation d’un gouvernement “post-démocratique” n’a jamais été aussi forte. Au-delà d’une analyse du temps présent, l’ouvrage propose une réflexion sur la nature et l’origine du pouvoir. Rien de nouveau ne saurait advenir sans une remise en cause de notre relation au pouvoir qui ne détient sa force que de notre cécité. Le désir de démocratie suppose un certain courage, courage fraternel de pouvoir dire ensemble que “l’Empereur est nu”.»

L’épilogue reprend le fameux conte d’Andersen Les habits neufs de l’Empereur, où, seule la voix d’un enfant ne se plie pas au conformisme ambiant, en osant affirmer que l’empereur, abusé par des filous censés lui confectionner des habits étincelants, lui qui sans cesse ne rêve que de cela, supposément invisibles sauf aux idiots selon les dits filous, était en fait bel et bien nu! Les membres de la cour comme les sujets craignaient de passer précisément pour des idiots et n’osèrent, eux, rien dire. Une façon pour Gori de poser la question du rituel et du fait que la croyance et l’illusion sont au cœur du rituel. Ceci dit, «si le sacré est bien au cœur du fonctionnement social, s’il fonde le Droit et la morale, les institutions et la politique, un mystère demeure, celui de savoir ce qui psychologiquement nous contraint à cette décision de feindre, ensemble, de croire dans les magnifiques habits de l’Empereur, qui n’existent pas». C’est à cette question que va s’attacher l’ouvrage La nudité du pouvoir, objet de ces colonnes.

Cinq chapitres s’ensuivent dans lesquels l’auteur (1) montre combien le charisme d’E. Macron vient à la rencontre des valeurs de la société actuelle, dans l’idée de Max Weber énonçant que les hommes politiques ressemblent plus à leur époque qu’à l’idéologie dont ils se réclament ; (2) s’attache à comprendre les différents entendements de l’expression-marque de fabrique du président autoréférencé français: «en même temps», dont R. Gori retient «(qu’elle) n’est pas toujours le signe d’une pensée complexe et dialectique, ni même la juxtaposition de paroles en contradiction avec les actes qui les accompagnent, elle peut se révéler, à notre époque, comme un refus de choisir, un désir d’illimité qu’affectionnent la culture du narcissisme et la volonté farouche d’imposer au pays le monothéisme de la religion du marché»; (3) laisse voir que le président Macron transforme les services de l’État sur le modèle des entreprises privées, favorisant et imposant dans tous les domaines une hybridation des services publics et de la culture du secteur privé; (4) reprend le terme de «foyer d’expérience» du philosophe Michel Foucault, où s’articulent les uns sur les autres : les formes d’un savoir possible, les matrices normatives de comportement pour les individus   et enfin des modes d’existence virtuels pour des sujets possibles – l’auteur s’attache à décrire ce que contient la «théologie entrepreneuriale» du macronisme et met en évidence dans le «foyer d’expérience» du macronisme, la conjonction d’une conception bonapartiste de la manière de gouverner et d’une vision néolibérale du monde; (5) tire les conséquence d’un discours et de pratiques liées à la tentation du numérique.

Une alternative parait à l’auteur s’imposer face aux tenants de la route de la liberté depuis les physiocrates aux néolibéraux, cette alternative passant par le truchement des lieux de travail!