14 mai 2024
pierre chanlat

L’âge de raison du management interculturel

À propos de l’ouvrage Le management interculturel. Évolution, tendances et critiques, de Jean-François Chanlat et Philippe Pierre, éditions EMS Management et société, 396 pages, ISBN 978-2-376-87094-4

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2018.

Philippe Pierre, consultant, sociologue et ancien DRH. Il codirige avec Jean-François Chanlat le Master de Management Interculturel de l’Université de Paris-Dauphine.

P. Pierre en 5 dates :
  • 1992-2008: Carrière de DRH au sein de Total puis de L’Oréal.
  • 2000: Doctorat de Sociologie dirigé par Renaud Sainsaulieu.
  • 2003: Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Le Seuil.
  • 2010: Les discriminations, Le Cavalier Bleu.
  • 2017: L’Homme mondialisé. Identités en archipel de managers mobiles, L’Harmattan.
Perspective:
L’ouvrage dont il est question dans ces colonnes constitue une véritable somme dans le domaine du management interculturel. Nous avons rencontré l’un des auteurs qui trace des perspectives d’avenir de la discipline. Interview:
Interview:

Votre livre présente un état des lieux des recherches interculturelles les plus influentes dans les champs francophones du travail sur les quarante dernières années. On sait votre souci constant de lier des apports issus de disciplines très différentes (histoire, sociologie de l’entreprise, anthropologie sociale, neurosciences, droit…). Pourquoi avoir voulu faire ce bilan aujourd’hui ?

Parce que le management interculturel entre dans son âge de raison.

Comment les différents membres d’une organisation en viennent à respecter ou non leurs différences culturelles pour fonder un socle commun de reconnaissance? Telle est l’interrogation de départ de cette discipline. Cela revient très vite à se demander comment les actions s’inscrivent dans un ou plusieurs cadres de rationalité, quand on les croit le produit d’une culture nationale, d’un choix individuel ou encore la simple conséquence des lois du marché? Nous rendons compte de femmes et d’hommes devenus «pluriels», devant concilier sans cesse identités du pays d’origine, du pays d’accueil et des différentes cultures traversées. Celle des entreprises et des organisations, du champ du travail en premier lieu. Nous explorons donc un «pluralisme axiologique» et le définissons comme une des conséquences de l’extension des flux d’échange et de mobilité à l’échelle planétaire, des situations de rachats, de délocalisations ou de fusions dans l’économie.

Nous élargissons cette réflexion à de nouveaux domaines pour le management interculturel. Lutte contre les discriminations, gestion dite de la «diversité», gestion dite du «fait religieux», communications à distance virtualisées, universités d’entreprise ou de marque, organisations apprenantes… viennent renouveler une discipline interculturelle qui affectent de plus en plus de femmes et hommes dirigeants, de partenaires sociaux, de lignes managériales de proximité dans leurs pratiques de gestion et de négociation. Nous montrons, tout particulièrement, dans cet ouvrage, en quoi le fait de chausser des bottes de sept lieues et de se déplacer en des territoires de plus en plus loin, et de plus en plus vite, produit des changements pour les individus en termes de rôles tenus et d’identités vécues qui renouvellent certaines des catégories d’analyse traditionnelles du management interculturel (temps, espace, autorité).

Vous insistez, en effet, sur le poids des identités culturelles en construction qui, à vos yeux, vient enrichir une lecture du management interculturel trop souvent attachée aux ancrages nationaux. Pourquoi militez-vous pour une «anthropologie élargie» qui fait encore défaut au management interculturel?

La connaissance de la culture n’est pas logiquement distincte de celle des processus de construction de l’identité. Il s’agit de penser sphère de la culture et des identités en un même élan. «Comment puis-je savoir ce que je pense jusqu’à ce que j’ai vu ce que j’ai dit» est une question portée notamment par le travail de Karl Weick, qui par l’étude de situations de travail de crises dans des hôpitaux, des équipages, d’avion, des pompiers,… a largement contribué à la diffusion d’un courant interprétatif qui enrichit aujourd’hui le management interculturel et balaye les explications binaires en termes d’individualisme ou de collectivisme, de sociétés féminines ou masculines…. C’est parce qu’en contexte multiculturel, les rôles sont moins familiers, les tâches à accomplir plus ambigües et les systèmes de rôles peuvent être discrédités que l’analyse doit savoir saisir ces séquences inattendues. Ce sont bien les cultures et les identités qui interviennent, et de plus en plus, dans la construction de sens en contexte multiculturel. Notre ouvrage, par exemple, veut décrire les conséquences de ce rapport nouveau à l’espace sur un individu qui vit l’obligation d’une mobilité physique et numérique accrue, d’une vie sans pause. Certaines personnes – que nous pourrions qualifier de «privilégiées» sans céder à la fascination – sont dotées d’une forme d’ubiquité et vivent des formes nouvelles de «multitemporalité» que ce livre étudie. La mobilité géographique, les possibilités d’actions et d’interactions à distance, spatiale et temporelle, rendues possibles par les NTIC, s’accroissent pour certaines élites à tel point qu’elles peuvent avoir le sentiment d’être en plusieurs lieux et dans plusieurs temps à la fois, contribuant à moins dissocier sphère intime où l’on se raconte et sphère publique où l’on se distingue. Quel nom, du reste, donner à ce «sentiment vécu de la mondialisation» qui participe d’un esprit du temps et tient à la fois de la connaissance sociologique (le monde comme société) et de la géographie (le monde comme territoire)? «Mondialité»?

La plupart des approches proposées et popularisées en management interculturel, au-delà de leur valeur fondatrice indéniable, présentent des individus figés dans des représentations, souvent nationales, donnant une prépondérance aux racines de leur naissance plutôt qu’aux ailes de leurs déplacements. Des recherches fécondes, que nous voulons faire davantage connaitre, ne visent pas à comparer différentes cultures ou aires civilisationnelles mais à explorer les écarts et les tiraillements comme celles qui touchent à la mobilité géographique des personnes, aux réalités diasporiques ou aux phénomènes de communication à distance permis par internet. Elles invitent à un changement épistémologique qui prenne au sérieux l’existence de différents «mondes» à quoi nous nous référons en fonction des circonstances (identités portées en situation) et aussi en référence à autre chose qu’aux circonstances (référentiels collectifs de sens).