15 mai 2024
L'illusion économique

L’illusion économique

À propos de l’ouvrage L’illusion économique, d’Emmanuel Todd, éditions du Seuil, 1998.

Interview d’Emmanuel Todd paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne en 1999.

Perspective:

Anthropologue, une des spécialités de base d’Emmanuel Todd renvoie à l’analyse des structures familiales et des systèmes de parenté. Son œuvre, composée d’ouvrages qui ont fait date – L’invention de la France (1981), La troisième planète (1983), L’enfance du monde (1984), ou encore L’invention de l’Europe (1990) – est traversée par la question du rapport entre les structures familiales et la diversité du monde moderne.

Dans son dernier livre, L’illusion économique (Seuil, 1998), E. Todd applique sa grille d’analyse anthropologique pour expliquer les divers types de capitalismes, et pour apporter au passage une critique de la pensée unique, ou selon ses propres mots: de la “pensée zéro”. Face aux déséquilibres et aux inégalités engendrées par le libre-échange, E. Todd en appelle à un protectionnisme intelligent. S’inscrivant dans la ligne de l’économiste allemand du siècle dernier Friedrich List, il pense que la tentation des élites à vouloir absolument dépasser le cadre national n’est rien de plus qu’un aveu d’impuissance.

Interview:

L’idée qu’il existe plusieurs types de capitalismes s’est imposée depuis le début des années 90. Qu’apportez-vous de plus à ce qui a déjà été écrit sur ce sujet?

L’idée que le capitalisme de type japonais – ou allemand – est distinct dans son mode de fonctionnement que celui de type anglo-saxon s’est en effet imposé. Ce dernier type de capitalisme se caractérise notamment par un fort individualisme, une préférence pour le court terme et le taux de profit, une insistance pour toutes les notions de flexibilité – marché monétaire, marché du travail –, etc. Face à lui, le type de capitalisme communautaire intégré a toutes les caractéristiques inverses: préférence pour le long terme, préférence pour les parts de marché plutôt que pour le taux de profit à court terme, stabilité de la main d’œuvre, notamment.

Ce que j’apporte, c’est une clé explicative. Le type de capitalisme que les économistes définissent comme “communautaire” – Allemagne, Japon, Corée, Suède ou Suisse (dans sa partie alémanique) – renvoie à une structure familiale “souche”. Le type de capitalisme défini comme individualiste renvoie quant à lui à une structure familiale “nucléaire”.

Pouvez-vous préciser ces termes?

La structure familiale “souche”, autoritaire et inégalitaire, peut être illustrée par le système paysan traditionnel à héritier unique, dans lequel, à chaque génération, un héritier était désigné pour succéder à son père sur la ferme; les frères devaient alors, soit épouser une héritière d’une autre ferme, soit rentrer dans l’armée ou dans les ordres. Ce système se caractérise par de fortes valeurs de continuité. La famille “nucléaire”, libérale et non égalitaire, combine une autonomisation précoce des enfants et une absence de règles d’héritage strictes. C’est le plus individualiste des systèmes familiaux. Sa version la plus excessive est l’américaine. Au fond, mon propos consiste à essayer de saisir les principes des divers types de capitalismes en analysant les fondements anthropologiques de chaque nation. L’économique n’est que la partie immergée de l’iceberg; c’est la partie consciente. Il faut aussi tenir compte des aspects culturel et anthropologique; ce dernier aspect, c’est un peu l’inconscient de la vie en société. Il est dommageable de ne pas en tenir compte.

D’une certaine façon, vous rejoignez un peu l’idée de l’économiste libéral Maurice Allais (Nobel 86) lorsqu’il dit que “l’économie n’est qu’une partie d’un tout plus vaste: la vie en société”. Dans votre ouvrage, vous fustigez la pensée unique que vous appelez “pensée zéro”. Pourquoi?

Parce qu’il y a plusieurs pensées uniques. Chaque pays a une pensée unique différente. La pensée unique anglo-saxonne est libérale; l’allemande est discrètement autoritaire dans sa conception monétaire; quant à la pensée unique française, elle est un mélange des deux: à la fois libérale et autoritaire. Vous voyez bien que la notion d’unicité devient problématique. Au fond, la seule chose qui soit commune à toutes ces pensées uniques, c’est le sentiment d’impuissance.

Partout, vous avez cette idée qu’il existe des forces économiques contre lesquelles on ne peut rien: aux États-Unis, c’est la mondialisation, en Allemagne, c’est l’autorité monétaire, et en France, l’une et l’autre (la France se situe sur une véritable ligne de faille, entre deux conceptions qui me semblent antinomiques, incompatibles). Ce qui est derrière cette pensée zéro, c’est le mécanisme d’implosion des croyances collectives, et tout particulièrement la croyance nationale. Quand les individus d’un pays donné pensent qu’ils n’existent plus en tant que nation, alors ils deviennent par définition impuissants à agir collectivement!

Justement, vous critiquez la tendance que l’on aujourd’hui à oublier la nation, à vouloir se passer d’elle; pour vous, il s’agit là d’une revendication d’impuissance (qu’illustrent les gouvernements français successifs qui organisant eux-mêmes le dessaisissement de leurs propres leviers de gestion nationale: en matière monétaire notamment…) Pouvez-vous préciser l’idée de “ stagnation ” qui caractérise selon vous les économies des pays occidentaux?

Ce qui m’intéresse c’est d’analyser de façon pragmatique la baisse des taux de croissance, et d’essayer de comprendre ce qui se passe. On constate dans certains secteurs industriels très importants de l’économie mondiale – l’industrie automobile notamment – une tendance à la stagnation. Théoriquement, il s’agit d’une question centrale: la contradiction du libre-échange. Dans une économie gérée nationalement, c’est-à-dire plus ou moins protégée, on est dans une situation où chaque entreprise est consciente que les salaires qu’elle distribue permettent d’assurer une demande à l’échelle de la nation. On a intérêt dans une telle économie à augmenter les salaires en fonction de l’augmentation de la productivité afin que la production puisse être écoulée. Ce phénomène relativement banal, certains l’appellent le fordisme, tandis que d’autres pensent que c’est un dérivé du keynésianisme. Pour moi, ce phénomène est lié à la conception que l’on se fait de l’intégration nationale.

Le passage au régime de libre-échange entraîne des effets de concurrence très bénéfiques dans un premier temps. Cependant, à long terme, dans un contexte d’échange généralisé, les salaires qu’une entreprise distribue cessent d’être perçus comme de la consommation potentielle, mais sont considérés uniquement comme un coût, une entreprise ne pouvant concevoir l’agrégation des salaires comme une demande à l’échelle mondiale, ou globale selon la terminologie anglo-américaine. La tendance consiste alors en une compression du coût salarial généralisée, d’où le phénomène de la stagnation.

Pour revenir aux structures familiales, ce que l’on a vu dans les années 80, c’est une meilleure performance des pays “souche”, l’Allemagne et le Japon mettant à mal l’appareil industriel américain. Cependant, au cours des années 90, on assiste à l’entrée en stagnation de ces pays. La crise dite asiatique est un effet de cette stagnation. Il va bien falloir commencer à réfléchir à ce problème, et à la contradiction fondamentale du libre-échange.

Ce que vous proposez c’est de revenir à un protectionnisme, n’est-ce pas?

Ce que j’explique dans mon livre, c’est qu’il est faux de prétendre qu’il y a une détermination économique pure au phénomène de la globalisation. Ce qui est vrai, par contre, c’est qu’il y a un processus de fragmentation des nations qui vient du développement d’une stratification culturelle inégalitaire qui explique la disparition du sentiment national. Or, seul selon moi, l’idée de nation peut permettre d’agir sur le plan économique. Sur le plan spécifiquement économique, l’idée de la monnaie unique me paraît être une aberration. Cette idée a d’ailleurs déjà échoué, et le problème n’est pas de savoir quand on entre dans l’Euro, mais quand on en sortira. À mon avis, avant 2005… et la Suisse pourra respirer!…

Alors, en ce qui concerne le problème fondamental lié à la stagnation et aux inégalités engendrées par le libre-échange, j’affirme qu’il est temps de commencer à réfléchir à un protectionnisme intelligent.

Vous ne pensez donc pas qu’il faille trouver de nouvelles formes de régulations à l’échelle mondiale…?

Cette idée me semble bizarre. D’abord, elle signifie que l’on jette aux orties un siècle de sciences politiques, cette discipline ayant tout de même cherché à expliquer l’existence de l’État. L’idée angélique d’un État mondial qui définirait de nouvelles formes de régulations est absurde, à moins d’accepter l’hypothèse d’une hégémonie totale d’une seule puissance. Cette hypothèse de régulation mondiale suppose en fait une hégémonie des États-Unis.

Qu’entendez-vous par “protectionnisme intelligent”?

C’est d’abord un protectionnisme qui se donne le temps de réfléchir. Et puis, c’est surtout un protectionnisme coopératif. Il est nécessaire que l’on se rendre compte qu’avec le libre-échange, tout le monde finira par souffrir. L’Histoire économique peut aider à réfléchir. Je souligne par exemple dans mon livre une phase étonnante du XIXè s. où, à partir de 1860, l’ouverture au libre-échange à l’anglaise avait entraîné une baisse des taux de croissance et un ralentissement des échanges internationaux. Or, un retour au protectionnisme – avec Bismarck – avait permis une redynamisation des économies et une accélération des échanges internationaux.