15 mai 2024
Manifesto féministe

Féminisme passionné mais modéré

À propos de l’ouvrage Manifesto of a Passionate Moderate, de Susan Haack, University Of Chicago Press 1999, 240 pages.

Interview mené avec Barbara Beck et Hugues Poltier, paru dans Le Temps du 4 mars 2000 (propos traduits par les interviewers avec la collaboration de S. Tamool-Bourquin).

Perspective:

Susan Haack est une philosophe américaine d’origine britannique qui s’exprime ici sur les quotas supposés permettre d’accéder à plus d’égalité entre hommes et femmes, mis en œuvre par le fameux mouvement californien «affirmative action».

Philosophe britannique enseignant à l’Université de Miami en Floride, Susan Haack est l’auteure de plusieurs ouvrages dont, notamment, Philosophy of Logics et Evidence and Inquiry. Parallèlement à ses travaux techniques, elle n’hésite pas à intervenir dans des débats liés à des questions de société. Dans son plus récent ouvrage, Manifesto of a passionate moderate, elle critique notamment la tendance à établir des quotas en fonction de facteurs d’appartenance, de race ou de genre en matière d’emploi. En d’autres termes, elle pointe les effets néfastes de ce qu’il est convenu d’appeler les mesures de «discrimination positive» (“affirmative action”) dites aussi mesures d’«action positive» en faveur des minorités. Si le contexte auquel elle fait référence est celui de la société nord-américaine et de l’université où elle travaille, les dérives qu’elle évoque sont possibles, estime-t-elle, dans tous les cas de figure où des quotas seraient institués comme moyen pour les femmes de faire valoir leur «part» d’égalité, tant au niveau politique que dans l’économie.

Interview:

Appliquée au système universitaire, la discrimination positive exige que, lorsqu’il s’agit d’embaucher quelqu’un, la préférence soit accordée à des femmes ou à des représentants de minorités raciales. Il en va de même pour le choix d’étudiants. Qu’en pensez-vous?

Je ne mets pas en doute que cela ait eu des conséquences positives, mais cela me met péniblement mal à l’aise. De mon point de vue, l’idéal reviendrait à accueillir des femmes et des représentants de minorités talentueux en tant que participants de plein droit à la vie universitaire, comme membres du corps enseignant ou comme étudiants. Pour cela, nous devrions nous efforcer de moins tenir compte de la race ou du sexe d’une personne et de nous concentrer sur sa seule excellence intellectuelle. La discrimination positive se concentre sur l’égalité des résultats, sur l’exigence d’engager plus de femmes et de représentants des minorités, sur l’augmentation du nombre des étudiants provenant de minorités. C’est là une réponse bien intentionnée mais mal réfléchie à un écheveau d’enjeux d’une immense complexité. Malheureusement, la discrimination positive à l’admission d’étudiants dans l’université ne saurait remplacer un système scolaire décent. La discrimination positive à l’embauche ne remplace pas non plus l’exigence de s’efforcer sérieusement et honnêtement de choisir la meilleure personne pour un poste. Nous devons réfléchir plus avant et faire plus afin de sortir d’un esprit de clan prétentieux ou de la triste médiocrité des décisions d’embauche dans l’université.

Vous semblez mettre en avant les pires dérives de la technique des quotas!

Non, car, tandis que de vieux problèmes ont été négligés, de nouveaux ont surgi: de nouveaux ressentiments et de nouvelles hostilités; de nouvelles couches bureaucratiques, de nouvelles formes de corruption, de nouvelles opportunités offertes à l’opportunisme; de nouvelles hypocrisies et confusions intellectuelles sur le type de diversité que l’université doit valoriser et pourquoi. Et enfin, l’insidieuse réapparition des vieux préjugés selon lesquels les femmes et les représentants de minorité ne seraient pas à la hauteur. En tant que femme vouée à la vie de l’esprit, je suis découragée lorsque je m’aperçois que la discrimination positive encourage à négliger de prendre au sérieux les femmes et les Noirs qui aspirent à une carrière académique, alors que tel était au départ le but de cette mesure. En tant que philosophe, je suis troublée de constater les efforts déployés pour justifier que l’on substitue aux qualifications qui permettent d’accéder à des positions académiques des critères tels que le sexe ou la race. Cela encourage l’idée bizarre, que dis-je, tragique, que la raison, la recherche de preuves, l’investigation et la quête de la vérité sont des moyens d’oppression plutôt que de libération. En tant qu’être humain, je suis affligée de voir que nous accordons une importance croissante à la catégorie à laquelle appartient une personne, alors que le sens de notre humanité commune et de notre appréciation des différences individuelles s’estompe.