14 mai 2024
point de vue

L’idéologie des Ressources humaines supposément stratégiques

Article rédigé et signé avec Frédéric Favre et Nataša Maksimović, et paru dans le supplément Indices du journal L’Agefi en septembre 2009.

 

Depuis les années 1980, à l’aune du passage de la notion de RH appréhendée en termes de relations humaines, à celle de RH considérée comme des ressources humaines, la représentation du caractère stratégique des RH avec la notion de compétence en appui, s’est installée de façon massive. La gestion stratégique qui renvoie à deux processus – l’adaptation à un contexte et la déclinaison interne de la stratégie d’entreprise en politiques de gestion –, a travaillé une représentation de la stratégie en R.H. construite sur une division du travail sur le modèle de la cascade: définition par la haute direction, puis traduction par les opérationnels et mise en œuvre par les fonctionnels1, l’outil le plus connu étant le MBO (management by objectives). On est loin des versions nuancées, entre autres celle de Mintzberg qui présente, au milieu des années 80, la stratégie réalisée comme un mixte de stratégie planifiée et de stratégie émergente.

C’est Dave Ulrich au milieu des années 90 donne une version coulée dans le marbre des R.H. stratégiques, supposées être créatrices de valeur ajoutée. L’image des responsables RH partenaires stratégiques contient pourtant un certain nombre de limites. Rappelons celles pointées par nos collègues belges (cf. note 1): [1] une hypothèse de rationalité absolue – ce qui suppose un contexte certain; [2] un alignement d’une politique de GRH sur la stratégie d’entreprise – ce qui suppose qu’elle soit précisément et formellement arrêtée; [3] un modèle normatif – non étayé empiriquement; [4] l’oubli d’acteurs du cadre institutionnel. Sans compter une contradiction interne car, en insistant sur l’obligation de s’aligner sur les exigences de l’environnement et sur la stratégie générale, on risque d’accentuer un rôle de support pour les RH, contrairement à la promesse faite par les thuriféraires du tout stratégique. Malgré tout cela, pourtant cette représentation tient. Voyons ce qui en a fait le lit.

Nous allons nous efforcer dans les lignes qui suivent de défendre l’idée que les R.H., vus comme partenaires stratégiques, s’inscrit dans une idéologie économique particulière, développée depuis les années 70 et faisant de l’entreprise un lieu de relations marchandes (société anonyme) au lieu d’un espace intégré de création collective et d’innovation (entreprise).

Dans un ouvrage paru cette année, intitulé Refonder l’entreprise, deux auteurs expliquent que l’on est revenu depuis quelques décennies à une conception de l’entreprise vue comme un espace marchand, comme au 19e siècle où le travail se louait ou se vendait2. Comme avant la révolution taylorienne qui avait consisté en une volonté d’intégration face aux défis de l’innovation posés par le machinisme. Car, prétendent ces auteurs, il a manqué un Droit de l’entreprise qui ne saurait être réduite à une organisation marchande destinée à faire du profit pour l’actionnaire. Il s’agit plutôt d’un collectif d’innovation, d’un projet de création collective, d’un espace intégré et non pas d’une société de capitaux qui ferait plutôt office d’espace désintégré. Or, au lieu d’un véritable Droit de l’entreprise, on s’est contenté d’un Droit de la société anonyme.

C’est ce vide juridique qu’accompagne une absence de doctrine sur l’entreprise, défendent Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, qui aurait fait le lit des théories de la Corporate Gouvernance depuis les années septante… Contre l’entreprise! Rappelons que des auteurs classiques en gestion, Fayol et Taylor notamment, s’opposaient à la rémunération du capital autrement qu’au taux normal des obligations, refusant donc d’aller au-delà, que forts d’un pouvoir d’autorité, ils pouvaient affirmer ce type de positions. Cela n’est plus le cas depuis quelques décennies!

Un article de 1970 de l’économiste de Chicago, Milton Friedmann, défendait que la seule responsabilité sociale d’une entreprise consiste à faire des profits, sonnant le glas d’une vision intégré de l’entreprise comme espace d’innovation et de création collective. La donne était dorénavant modifiée avec le développement de théories nouvelles, notamment la fameuse branche dite de la théorie de l’Agence (dite aussi théorie des Mandats) réglant la relation entre principal et agent (actionnaire et manager). En gros toute une littérature prolifère comme une «grande déformation» pour expliquer que l’entreprise doit être contrôlée par les actionnaires, considérés comme étant les mieux placés pour surveiller les managers. Les actionnaires sont réputés dans cette vision être les propriétaires de l’entreprise, délégant aux dirigeants et les motivant de manière monétaire au travers de stock options et autres bonus. Mettons en exergue une faute juridique car les propriétaires ne sont propriétaires que de leurs actions, pas de l’entreprise, ainsi que le rappelle justement des juristes libéraux3… Finalement, à la manière d’une cascade, le dogme de la «Social Added Value» consiste à créer de la valeur pour les actionnaires.

C’est précisément dans ce lit idéologique d’une entreprise vu comme un espace marchand que la représentation des R.H. comme partenaires stratégiques s’est développée! Retour au 19e siècle.

1 Cf. l’article de nos collègues Évelyne Léonard et de Laurent Taskin intitulé «Pour en finir avec la GRH stratégique: DRH stratégique ou stratège?» paru dans l’ouvrage Management humain des organisations, dirigé par Farid Ben Hassel et Benoît Raveleau, Paris: L’Harmattan, 2010, 249-265.

2 Refonder l’entreprise de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Paris: Seuil, 2011.

3 Cf. notamment le «Que sais-je?» du juriste Jean-Philippe Robé: L’Entreprise et le Droit, Paris: PUF, 1999.