14 mai 2024
Mannoie acéphale

Liberté, fluidité, sousveillance

À propos de l’ouvrage Bitcoin, la monnaie acéphale, de Adli Takkal Bataille et Jacques Favier, éditions du CNRS, 2017, 270 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2017.

J. Favier en 5 dates :

  • 1969: j’achète mon premier livre sur les écritures secrètes.
  • Juin 1974: je suis lauréat du Concours général d’Histoire ce qui me console d’être si mauvais en math.
  • Avril 1983: je découvre en visitant un chantier de fouille en Égypte que le métier d’archéologue risque de m’ennuyer : je vais rentrer en France comme banquier.
  • 2012: je découvre Bitcoin (en cherchant une solution d’interopérabilité des monnaies locales), mais dix minutes plus tard j’ai tourné la page. J’y reviendrai…
  • Décembre 2015: à 7 amis bitcoineurs français, suisses et belges, nous fondons le « Cercle du Coin ». Nous sommes plus de 70 aujourd’hui.

Perspective:

Jacques Favier, normalien, historien de formation, banquier puis investisseur en capital pendant 25 ans, cofondateur du « Cercle du Coin ».

Objet numérique infalsifiable, la métamonnaie qu’est le Bitcoin s’échange en peer to peer sur Internet en dehors du réseau bancaire traditionnel. Le phénomène fascine autant qu’il inquiète. Certains auteurs y voient la réalisation de la promesse d’Internet et de ses promoteurs. C’est le cas de deux auteurs qui signent le premier guide pratique en français, abordant autant les questions philosophiques que techniques et, pour tout dire, politiques. Nous avons interrogé l’un d’entre eux. Le Bitcoin est une monnaie sans tête, soit une monnaie acéphale, « mais c’est bien plus qu’une monnaie… » L’ouvrage interroge cette innovation financière portée à la base par des cryptographes, des anarchistes, des libertaires et des libertariens. L’ouvrage aborde moult questions, notamment : le Bitcoin, jeton informatique émis sans autorité centrale, sans banque et sans État va-t-il redéfinir en profondeur les règles de notre économie globalisée ?

Interview:

Vous dites que le rêve initial d’Internet a été contrecarré par une surveillance hors de toute imagination : le bitcoin est-il une réponse à cette tendance ?

Pour une bonne part. On dit souvent que l’apparition de Bitcoin intervient quelques jours après la faillite de Lehmann Brothers. Mais on n’invente pas quelque chose comme Bitcoin en quelques jours. Les cypherpunks et d’autres cherchaient une monnaie préservant la vie privée depuis plus de 10 ans, depuis Internet.

La surveillance, ce n’est pas seulement celle de l’État, voire des Gafa : pourquoi le commerçant doit-il voir le nom du client sur sa carte Visa ? Toute notre société est organisée autour du traçage : police, marketing, réseau social. Dans ce contexte, les adeptes de la cryptographie n’entendent pas se protéger seuls (agir masqué seul vous désigne plus encore à la surveillance) ils veulent la protection pour tous.

Bitcoin fut conçu par et pour des gens souhaitant conserver la propriété de leurs données personnelles, opposés à l’autoritarisme des gouvernements, refusant la surveillance de masse et la censure. Par exemple depuis 2011 il est possible de financer en bitcoin Wikileaks, même si cela déplait aux gouvernements. Devient ainsi possible l’instauration d’une société de sousveillance, inversant la surveillance, désormais exercée depuis la base, et le contrôle, désormais décentralisé.

Quels sont les avantages du Bitcoin ?

Ils sont très nombreux, mais incompris par ceux qui ne jugent de l’invention qu’à l’aune du passé.

Bitcoin n’est pas seulement issu d’une démarche politique, il répond à l’ambition technique de doter le cyberespace d’un cash numérique, que l’on manipule soi-même au lieu d’avoir à demander à son banquier de le faire pour vous et d’attendre, parfois des jours, qu’il veuille bien le faire. Avec Bitcoin, votre mobile contient du cash, alors qu’avec l’euro il n’est qu’une borne d’appel.

Les mouvements de Bitcoin sont très fluides, parce que le bitcoin reste dans le même livre, quand ceux de l’euro passent du livre d’une banque à celui d’une autre en empruntant un long chemin.

Ouvrir un compte joint en bitcoin se fait en quelques secondes. Allez dire à votre banquier que vous souhaitez ouvrir un compte joint avec un ami en Belgique, un autre au Maroc et le troisième au Canada : c’est pratiquement impossible, même en fournissant dix kilos de papier.

Bitcoin est programmable. Récemment le « Cercle du Coin » a réalisé une émission numismatique. Allez voir cela sur notre site. 300 bouts d’un demi-millième de bitcoin, pas davantage (vérifiez), portant l’empreinte cryptographique de l’assistance, et libérable au 1er janvier prochain. Essayez de faire cela en dollar !

Enfin Bitcoin est la monnaie du monde qui vient, où interagissent constamment des humains et des machines, et des machines entre elles. Vous n’usez des monnaies légales que du fait de votre personnalité juridique. Une machine qui calcule mieux que vous doit encore vous demander la permission de payer : en bitcoin la machine calcule, choisit et paye, ou se fait payer.

Quels en sont les inconvénients ou les risques ?

D’autres se chargent assez bien de le dire, non sans sophisme parfois. Bitcoin a un seul défaut critique. Aujourd’hui. Il impose un sérieux dans la gestion des clés privées auquel nous n’avons pas été éduqués. La décentralisation, le pair-à-pair sont des idéaux politiques exigeants. Le fameux scandale MtGox dont on fait grief à Bitcoin tient entièrement au fait que les esprits n’étaient pas mûrs pour une monnaie que l’on ne confie plus à autrui.