13 mai 2024
lardellier

La communication non verbale ou l’illusoire «langage gestuel»

À propos de l’ouvrage Enquête sur le business de la communication non verbale. Une analyse critique des pseudosciences du «langage corporel», de Pascal Lardellier, éditions Management et Société (EMS), 236 pages, préface d’Annie Guibert, ISBN 978-2-847-69946-3

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mai 2017.

Pascal Lardellier est Professeur à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, conférencier, formateur, chercheur aux laboratoires CIMEOS (Dijon) et PROPEDIA (Groupe IGS, Paris)

P. Lardellier en 5 dates:
  • 1984     À 20 ans, service militaire dans l’infanterie (un an) à Berlin-Ouest à l’époque du Mur
  • 1993     Soutenance d’une 1ère thèse de Doctorat (la seconde en 1999)
  • 2001     Conférence à Berkeley, sur les «rites de table français»
  • 2011     Naissance de ma fille Clara
  • 2017     Parution de mon 18ème ouvrage, Enquête sur le business de la communication non verbale, EMS
Perspective:

Et si nous cessions de «décoder», questionne l’auteur de cet ouvrage roboratif et pour tout dire salutaire face aux développements débiles dans le champ du développement personnel? Et si nous cessions, comme l’écrit la préfacière citant H. Bergson, de «plaquer de la mécanique sur du vivant»? Rappelons qu’un des génies du XXe siècle, G. Bateson, inspirateur de l’école dite de Palo Alto était pour le moins dubitatif quant à l’intérêt du non-verbal. P. Lardellier lui emboîte le pas qui promeut une approche plutôt anthropologique et relationnelle plutôt qu’instrumentale et forcément comportementale. Il critique le «tout à l’ego» actuel.

Interview:

Vous semblez douter de l’intérêt des applications de la communication verbale: est-ce bien cela?

En fait, je ne dis pas que la dimension non verbale de la communication interpersonnelle ne peut pas exprimer des émotions, des états intérieurs. Maints chercheurs académiques ont étudié cela, en mettant en avant le lien des gestes ave ce qu’on est en train d’énoncer (on évoque communément le fait de «parler avec ses mains»). Mais le sens des gestes reste toujours contextuel et conjecturale. Je m’élève dans cet ouvrage, appuyé sur une longue enquête, contre l’obsession interprétative qui a gagné des pans entiers de la formation, du recrutement, du coaching, de la politique. Cette obsession, fondée sur une illusion, donne à penser que le corps «se lirait à livre ouvert». Ce «langage gestuel» est une ineptie, et d’autant plus que les pseudosciences qui en font commerce (beaucoup sont des marques déposées quel cynisme!), postulent à l’universalité de leurs «simili-théories». Chimère que ce «langage gestuel», qui, si on le prend au pied de la lettre, sous-entend donc un lexique, une syntaxe, une grammaire. Qui peut sérieusement souscrire à ce genre de fadaises prétentieuses? Et pourtant, cela se vend – cher – tout en inscrivant les relations dans une nouvelle ère du soupçon. Car autrui, qui aurait des choses à cacher, doit être «décrypté» d’urgence… Cela a servi de base scénaristique à la série Lie to me. «Guerre froide relationnelle» déplaisante dans l’esprit et les implications. Car là où l’on devrait mettre de l’ouverture, de la confiance, on va placer de la méfiance, de la duplicité… Ne s’agit-il pas «décrypter» ses interlocuteurs tout en paraissant naturel?

Que reprochez-vous précisément aux thuriféraires de la communication non verbale?

Concrètement, les pseudosciences du décodage du non-verbal se réclament de la science sans jamais avoir payé un quelconque tribut à l’Université, instance de production, de contrôle et de validation de la science. Elles développent des théories «hors-sol», qui se posent en vérités révélées, a contrario de toutes les études sérieuses sur le sujet, qui expliquent que le sens des gestes s’inscrit dans une culture, un contexte, une éduction, et surtout une interaction. Ceci signifie que les gestes prennent leurs sens dans la dynamique de la relation.

Plus largement, les pseudosciences du non-verbal relèvent d’un type de discours que j’ose qualifier de « para-sectaire ». Ces gourous ne disent-ils pas que leur parole est vérité, et que si l’on apprend puis applique leurs grilles de lecture et préceptes, on prendra l’ascendant sur autrui, en le lisant «à livre ouvert»?

Que préconisez-vous aux personnes tentées d’écouter ces «obsédés gestuels»?

Tout simplement de raison garder, et de faire preuve d’un peu de discernement. Si on pouvait lire dans les gestes et les pensées d’autrui, ça se saurait! En fait, il faut faire le deuil de l’efficacité dans les relations interpersonnelles (recrutement, négociation, séduction, éducation…) et accepter que les rapports sociaux possèdent une part de spontanéité, de hasard, de mystère et d’opacité, surtout. Alors il faut être ouvert aux autres, attentif à ce qu’ils nous disent, sans «polluer» l’interaction avec une «supra-attention» aux gestes et signaux de toute sorte. Car l’essentiel des relations réside dans les propos qui s’échangent, pas dans l’hypothétique «langage secret du corps». Or, les mots, les discours, les «obsédés gestuels» que je fustige n’en font aucun cas, un comble, quand on se pique d’étudier les relations interpersonnelles. Le bon sens devrait tenir à distance ces pseudosciences qui promettent de l’efficacité en kit. Mais la volonté de maitrise et de contrôle est tellement importante dans des sphères professionnelles entières (vente, négociation, recrutement, formation continue…) qu’on s’en remet à des vendeurs de vent, de folles promesses.