14 mai 2024

L’évitement du religieux n’est plus possible

À propos de l’ouvrage Marianne en péril: Religions et laïcité, un défi français, de Patrick Banon, Presses de la Renaissance, 272 pages, ISBN 978-2-750-91269-7

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2016.

Patrick Banon est chercheur associé à la chaire Management et Diversité de l’Université Paris-Dauphine.

P. Banon en 5 dates:
  • 2013: Réinventons les Diversités: Pour un management éthique des différences, First.
  • 2014: Osons la mixité: L’entreprise au féminin masculin, Prisma (Prix des Femmes de l’Économie).
  • 2015: 10ème édition de Flavius Josèphe, un Juif dans l’empire romain, Presses de la Renaissance.
  • 2015: Guide du Mieux Vivre-ensemble: Ma laïcité, ma religion, mon identité, Actes Sud.
  • 2016: Marianne en péril: Religions et laïcité, Presses de la Renaissance.
Perspective:

Écrivain, spécialiste en sciences religieuses et systèmes de pensée, Patrick Banon est chercheur, associé à Marianne en péril la chaire Management et Diversité de l’Université Paris-Dauphine, directeur de d’Institut des Sciences de la Diversité. Il conseille entreprises et institutions dans le management de la diversité culturelle et religieuse. Il est coorganisateur du colloque Diversité religieuse et entreprise: comment la gérer au quotidien, le 8 septembre 2016 à Neuchâtel.

Interview:

Vous appelez à résister à la sidération culturelle: qu’est-ce à dire?

Trois chocs concomitants ont frappé la société mondiale et l’Europe en particulier: Sous l’effet de la globalisation, une diversité de traditions et de religions cohabite désormais sur un territoire partagé. Une situation inédite qui brouille les repères et fragilise les identités individuelles; le développement de mouvements politico-religieux fondamentalistes prônant une rupture sociétale et des principes incompatibles avec les idées du mouvement des Lumières qui avait élevé la raison et le savoir au rang de vertu; puis – sans réelle corrélation, mais liés aussi aux effets de la globalisation – l’explosion de violences prétendument d’inspiration religieuse, notamment en janvier et novembre 2015, mars et juillet 2016, a semé la confusion dans les esprits. Raymond Aron avertissait que «les effets psychologiques du terrorisme étaient hors de proportion avec les résultats purement physiques». L’effet le plus marquant a pris la forme d’un renoncement à confronter les principes fondamentaux de la République – et de la laïcité qui y est attachée – à des comportements d’inspiration religieuse. Frappés de sidération culturelle, certains doutent aujourd’hui de la pertinence de leur propre héritage. Le principe même de laïcité en est fragilisé. Dans une société pluriculturelle, clarifier l’espace dévolue à l’expression culturelle et religieuse est indispensable. Rester dans le flou philosophique, politique ou juridique crée les conditions d’une désintégration sociale qui commence d’abord par la séparation des femmes de la société des hommes puis risque de s’achever par un véritable apartheid entre purs et impurs. Resterait alors à ramasser les miettes d’une société exsangue.

Pourquoi autant parler de religion aujourd’hui?

Nous vivons sans doute la révolution sociale et culturelle la plus importante depuis l’avènement de l’économie agricole, il y a une douzaine de milliers d’années. La sédentarisation des groupes humains avait alors conduit à la sacralisation de territoires devenus nourriciers. Un territoire, un peuple, un dieu. Les choses paraissaient simples. La loi de la terre, c’était la loi. Aujourd’hui, la globalisation et le retour au nomadisme désacralisent les territoires. Désormais, plus de 4 000 croyances et des dizaines de milliers de divinités cohabitent sur des territoires partagés. Avec plus de deux milliards d’internautes actifs sur les réseaux sociaux – soit près de 28 % de la population mondiale – des cultures qui n’étaient pas destinées à se rencontrer, interagissent désormais en l’espace d’un clic. La rencontre n’est pas seulement virtuelle. Sur une année, plus de 215 millions de personnes vivent durablement sur une terre qui n’est pas celle d’origine. Nul n’abandonne ses bagages spirituels à la frontière. En France, presque un mariage sur trois est mixte – sans compter les pacs et les concubinages. La déterritorialisation des cultures ne pose pas la question de la diversité des croyances, mais de celle de la concurrence des offres sociétales véhiculées par chaque système religieux.

À quelles pratiques avons-nous à faire face dans nos sociétés pluralistes?

Le monde du travail, l’entreprise en particulier, est l’espace ultime de rencontre des différences culturelles autour d’un projet collectif. Comment faire cohabiter des offres sociétales différentes, accompagner les particularismes individuels et en même temps préserver l’intérêt collectif? Il s’agit en fait de trois types de comportement: Un premier comportement, individuel, qui n’aurait d’effet que sur la personne elle-même et sa vie privée, et relève du droit à l’indifférence. Un second comportement qui aurait un effet direct sur la cohésion sociale, et la performance de l’entreprise, en agissant par exemple sur le temps collectif, nécessite la mise en place d’un système de management «éclairé». Un troisième comportement qui aurait vocation à imposer une offre sociétale alternative, refusant par exemple la mixité des équipes – considérant que la loi religieuse serait supérieure serait supérieur à la loi humaine – ne devrait faire l’objet d’aucune forme d’aménagement.

Le flou juridique qui accompagne les conflits d’ordre religieux désarme les managers et favorise la revendication de pratiques religieuses. Les managers ont le sentiment de n’avoir le choix qu’entre deux attitudes: accompagner des demandes d’ordre religieux ou prendre le risque d’une accusation de discrimination. En fait, il ne s’agit pas seulement de préparer managers et encadrement à la question de l’expression religieuse, mais aussi de former les salariés aux nouvelles réalités du monde, y compris les pratiquants.