14 mai 2024

L’éthique vue du Sud

Interview de Alan Singer mené avec Yih-teen Lee, paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1999.

Perspective:

Alan E. Singer est professeur au sein du Département de Management de l’Université de Canterbury, Nouvelle Zélande. Au centre de ses analyses, il place l’entreprise, considérée comme un agent moral. Ses travaux se situent donc à la frontière du management et de la réflexion éthique. Il est l’auteur de nombreuses contributions dont: Strategy as Rationality (Human Systems Management, 11, 1, 1992, 7-22); Strategy as Moral Philosophy, Strategy (Management Journal, v15,1994, 191-213); Game Theory and the Evolution of Strategic Thinking (H. S. M., 16, 1, 1997, 63-76).

Interview:

L’“éthique” et la “philosophie morale” sont des thèmes centraux dans vos travaux: à quoi renvoient ces mots?

À la question suivante: qu’est-ce qu’une vie bonne, à la fois pour soi mais aussi dans nos relations avec les autres? Il est tout de même assez significatif que vous ressentiez le besoin de poser une telle question, car le mot “éthique” est, somme toute, basique et sa signification, évidente! Le terme “économie”, qui, lui aussi, fait partie du vocabulaire de base, me paraît, par contre, renvoyer à une idée autrement plus compliquée – ce qui n’empêche d’ailleurs pas tout un chacun d’avoir des certitudes sur bien des questions d’ordre économique.

Pourquoi un économiste devrait-il être intéressé par la question de la philosophie morale, c’est-à-dire par la question du “vivre ensemble”?

Retournons la question! Pourquoi un questionnement sur la façon de savoir comment vivre une bonne vie peut-elle conduire quelqu’un à prendre en compte la production et l’échange? Ces activités sont des plus importantes pour l’amélioration de nos vies. Il peut être utile à cet égard, de rappeler que Adam Smith (1723-1790), que l’on considère comme le “père de l’économie”, était d’abord un philosophe moral. Il écrivit La théorie des sentiments moraux avant d’écrire La richesse des nations qui lui a valu sa célébrité. Comme d’autres, il croyait que de bonnes relations sociales et un sens de la moralité étaient autant de conditions indispensables au bon fonctionnement d’un marché.

Votre bonne question peut être étendue à l’ensemble des sciences humaines et sociales, à la psychologie et à la sociologie, par exemple. Les avancées dans la compréhension du comportement des individus et des collectivités sont en effet effectuées parce qu’ont été heureusement ignorées les frontières qui distinguent et séparent traditionnellement les disciplines académiques.

Pensez-vous vraiment qu’on a besoin d’un concept de “justice” en économie?

Mais ce concept est déjà encastré dans la discipline économique. Je fais partie de ceux qui considèrent en effet que la justice est le thème principal des deux célèbres ouvrages d’Adam Smith. Et, depuis cette époque, les questions de justice redistributive ont été aussi abondamment que minutieusement analysées. Sans compter les diverses tentatives de développer une économie humaniste, à l’intérieur de laquelle chaque individu est appréhendé comme vivant un conflit entre un moi lié à ses désirs et à ses préférences pour les biens matériels, et un autre moi, plus élevé, prenant en compte les intérêts pour la justice.

Ceci est un premier aspect de la réponse, car il y a une autre façon d’interpréter votre question qui renvoie aux usages pratiques. Il ne fait en effet aucun doute que le langage de l’économie est souvent utilisé – d’une manière partiale et bornée – par des représentants du lobby des affaires et quelques politiciens, afin de justifier des choix reflétant leurs intérêts personnels ou sectoriels. Je propose donc de poser la question d’une manière différente: “Une société a-t-elle réellement besoin d’un concept de justice distributive?” C’est là une toute autre question parce qu’à l’ère de la globalisation les frontières d’une “société” ne sont plus définies de façon claire et nette. Si par “société”, il faut entendre “monde entier”, alors on devrait immédiatement vendre une partie de ce qu’on possède afin d’empêcher des individus habitant des régions lointaines de mourir de la famine. C’est bien en effet cela ce que la “justice” commanderait de faire, et il faut bien admettre que, jusqu’à présent, peu de personnes agissent dans ce sens.

Au contraire même, nombreux sont ceux qui prétendent que la justice distributive est un idéal suranné – pour l’étrange raison que nous serions passés de l’ère de la modernité à celle de la postmodernité. On est engagé dans une compétition tellement effrénée que ceux qui sont les gagnants se protègent dans différentes communautés forteresses (hôtels de luxe, quartiers réservés, etc.), participant sans vergogne à une exclusion. Comme si cela ne comptait pas que des milliards de personnes habitent en dehors de ces enceintes hyper-protégées! À ce propos, l’historien britannique Theodore Zeldin a récemment posé la question simple: “comment quelqu’un peut-il être heureux, (en sachant que) tant d’autres sont malheureux?”. À mon sens, si ces personnes hyper-protégées semblent penser qu’elles peuvent être relativement heureuses, c’est parce que la sécurité est devenue pour elles une priorité, voire une valeur en soi.

Pourquoi un professeur de management devrait s’intéresser à la philosophie morale?

Dans l’atmosphère ambiante, les préoccupations de nos contemporains sont complètement tournées vers l’ici et maintenant, avec une grande préoccupation pour le “How to”: Comment utiliser internet? Comment avoir un boulot? Comment prévenir l’entreprise de la faillite? etc. Il est bien évident que le travail d’un professeur de management consiste à s’intéresser à ces questions, mais il lui revient aussi de réfléchir plus avant, de préparer le futur. Pouvoir s’adonner à ce type de réflexions est une énorme chance et seuls quelques gouvernements en assument la charge. La situation pourrait, néanmoins, s’améliorer, quoique cela risque de prendre du temps. Mais, si nous travaillons davantage à l’avenir à la construction d’un système économique et politique plus éthique et plus juste, et bien il y existera des référents théoriques utilisables.

Est-ce que le management a besoin d’un concept de justice? Plus directement encore: les intérêts des entreprises ne s’opposent-ils pas aux principes mêmes de la justice?

Si la justice est comprise comme étant une récompense due à la performance – la capacité combinée à l’effort –, alors la notion est, conceptuellement parlant, cohérent avec les intérêts de l’entreprise. Si, par contre, la “justice” renvoie au fait de répondre aux besoins élémentaires des gens et de garantir leur dignité, alors la situation devient plus complexe. Pour les employés d’une compagnie, il peut y avoir une fois encore une large coïncidence d’intérêts; s’ils sont bien traités, ils tendront à travailler mieux, et ainsi de suite… Mais, là où le problème se pose, c’est lorsque nous parlons de justice envers ceux qui sont exclus. Voici un exemple caractéristique. Si nous divisons le monde en un Nord riche et un Sud pauvre – pardonnez le caractère de généralisation de l’exemple –, les entreprises du Nord et leurs employés pourraient tous les deux gagner d’un régime strictement appliqué (imposé) de Droits de propriété intellectuelle. Cependant, les travailleurs du Sud (sans mentionner les consommateurs) seraient perdants. Ici, nous parlons de biens qui ne sont pas en compétition, comme le software, lequel peut être donné à un coût marginal nul. (Même le terme “propriété” est hautement contestable). Dans ce cas, oui, les intérêts de – quelques – entreprises s’opposent aux principes de justice, à mon avis. J’irais plus loin, en suggérant que les politiques que nous adoptons parfois concernant la propriété intellectuelle sont extrêmement importantes, parce qu’elles expriment vivement nos attitudes les uns envers les autres.