14 mai 2024
L'espoir plutôt que le savoir

L’espoir plutôt que le savoir!

Interview de Richard Rorty mené avec Isabelle Wallard, paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”. Propos traduits de l’américain par Bertrand et Meredith Van Ruymbeke.

Perspective:

Professeur à l’Université de Virginie, Richard Rorty est l’un des représentants les plus en vue de la philosophie américaine. Dans son livre Philosophy and the Mirror of Nature (trad. frse.: L’homme spéculaire, Seuil 1990), il mène une critique de la tradition philosophique, notamment du “réalisme” comme il s’en explique dans l’entretien. Rorty se situe dans la lignée des philosophes pragmatistes (notamment John Dewey). Pour lui, un philosophe est d’abord et avant tout un penseur qui affronte les problèmes de son temps, et tente d’apporter des repères de sorte à modifier la façon dont ses contemporains les appréhendent. On doit mentionner son dernier ouvrage: L’espoir au lieu du savoir: Introduction au pragmatisme (Albin Michel 1995).

Pour situer R. Rorty, on peut le mettre en parallèle avec d’autres philosophes actuels incontournables, l’allemand Jürgen Habermas et le canadien Charles Taylor, en se demandant à quel type de communauté la pensée de chacun renvoie. Pour J. Habermas, il s’agit d’une communauté rationnelle (importance de l’universel). Pour Charles Taylor, il s’agit d’une communauté historique (importance de plusieurs appartenances au Canada: multiculturalisme). Pour R. Rorty, il s’agit de la communauté américaine.

Interview:

Qu’est-ce-que la tâche d’un philosophe?

C’est de répondre aux problèmes qui se posent en son temps.

Vous écrivez dans votre livre que “le savoir est sans espoir”!

En fait, ce que j’ai voulu dire, c’est que si on a l’espoir, alors on n’a pas à se préoccuper du savoir. L’idée est que, si on est capable d’imaginer un meilleur futur, alors on peut laisser de côté la question “que sais-je?”.

Vous êtes anti-fondationnaliste et anti-réaliste. Qu’est-ce que ça veut dire?

L’anti-réalisme est une doctrine qui soutient que la réalité n’a pas de nature intrinsèque. Je pense que la persistance de l’idée qui prétend que la réalité possède une nature intrinsèque, c’est-à-dire “le réalisme”, est une forme de croyance religieuse. Autrement dit, je considère la métaphysique comme une version sécularisée de la religion. D’un point de vue religieux, il existe un être, non-humain, dont nous devons connaître la volonté si nous ne voulons pas être détruits. D’un point de vue métaphysique, la réalité possèderait une nature intrinsèque que l’on doit reconstituer avec exactitude, ou essayer de reconstituer, pour notre salut…

Traditionnellement, le fondationnalisme défend l’idée qu’une certaine partie de notre connaissance est très proche de la réalité, qu’elle touche la réalité. De la sorte, la rationalité exige que l’on découvre pourquoi les croyances fondationnelles, c’est-à-dire celles qui sont d’une certaine manière en contact avec le réel, sont l’origine de toutes les autres croyances. Ainsi donc, pour moi qui suis antiréaliste, le réalisme est le véritable ennemi, le fondationnalisme étant tout simplement un moyen de clarifier le réalisme.

Vous dites notamment: “comme Kant a fondé philosophiquement la physique de Newton, Dewey fonde l’évolutionnisme de Darwin”. Pouvez-vous préciser ce point?

Kant a observé l’univers newtonien et s’est demandé: quelle place cet univers peut-il réserver à la loi morale? Il a décidé, ainsi qu’il l’explique au début de sa première “Critique” (ndlr. Critique de la raison pure), qu’il devait sacrifier la connaissance afin de libérer un espace pour la foi, c’est-à-dire un espace pour la moralité. Cette stratégie kantienne conduisait à affirmer ceci: alors que la philosophie newtonienne n’a de sens que dans un univers d’apparences, la moralité elle, trouve son origine dans la réalité elle-même. Au fond, Kant fut le dernier grand philosophe à penser que l’on pouvait affirmer quelque chose de philosophiquement important sans porter attention à l’évolution historique. Par opposition, Hegel fut le premier grand philosophe à concevoir l’Histoire sérieusement. Aussi, lorsque les découvertes de Darwin vinrent compléter ses théories, des philosophes comme John Dewey ont pu marier les idées historiques de Hegel et les théories biologiques de Darwin. Cela, Kant n’avait jamais pu le faire.

Vous vous débarrassez du concept de métaphysique, et vous rejetez par conséquent toutes les oppositions philosophiques habituelles pour les remplacer par la distinction passé-futur.

Oui. Je souhaite tout particulièrement substituer aux distinctions habituelles entre réalité et apparence, et entre subjectif et objectif, la distinction entre la façon dont on agit aujourd’hui et celle dont on pourrait agir d’une manière meilleure dans le futur. Il me semble en effet que, du point de vue darwinien de l’évolution, le contraste intéressant se situe entre les croyances et les habitudes sociales qui s’offrent à nous aujourd’hui, et entre de meilleures croyances et de meilleures habitudes sociales qui pourront s’offrir à nos descendants. En fin de compte, il me semble que si nous avons ce contraste entre un présent satisfaisant et un futur qui peut être meilleur, alors nous n’avons nul besoin de nous demander si nous parlons de la nature intrinsèque de la réalité ou simplement de son apparence subjective.

Vous écrivez que “l’esprit s’est déplacé du côté du continent nord-américain”, voulez-vous dire que d’autres pays sont exclus de l’Histoire ou qu’ils sont inexorablement restés dans le passé?

Dans ce livre, j’aborde le problème de savoir comment les Américains du XIXè siècle – je précise, les habitants des États-Unis – se sont différenciés de l’Europe et ont prétendu que le “Nouveau Monde” était un lieu de liberté et d’espoir, le “Vieux Monde” étant prisonnier du passé. Je ne pense pas que cela soit vrai, et je ne souhaite pas réellement affirmer que les Européens sont inévitablement moins progressistes que les Nord-Américains. Je n’utilise cette “croyance” que comme métaphore pour expliquer l’idée qu’une véritable communauté démocratique peut choisir sa propre destinée sans prêter attention aux traditions.

La poursuite de l’idéal démocratique est au fond le thème central de votre combat, n’est-ce pas?

Je répondrais à votre question par un détour historique. Chez les Grecs anciens, et aux temps de la religion et de la métaphysique, on se tournait vers un concept appelé “la vérité”, laquelle était perçue comme permanente, et on espérait que cela mènerait au salut. Dans les sociétés démocratiques, il en va tout autrement. Nos sociétés sont devenues de plus en plus libérales et de plus en plus pluralistes. Il me semble que nous concevons la liberté plutôt que la vérité comme étant notre but. La liberté n’est pas quelque chose d’éternel, de fixe ou de permanent, c’est plutôt un contraste entre le présent et un futur possible. Quand on dit qu’on espère avoir davantage de liberté dans le futur, que notre société sera plus démocratique ou que l’esprit humain sera plus libre, on ne dit pas que l’on espère se rapprocher de quelque chose d’éternel. On dit tout simplement que l’on espère que notre société sera plus riche, plus complexe et plus intéressante qu’elle ne l’est à présent.

Vous posez comme projet la capacité que l’on a de “nous transformer nous-mêmes”.

Je pense que la conception qui a prévalue avant Darwin et Hegel postulait que nous devions trouver la nature intrinsèque de l’univers, afin d’être en symbiose avec lui. Après Darwin, nous sommes devenus capables d’affirmer que notre projet cherche à créer une nouvelle espèce à partir de nous-mêmes. Ici, je me permets d’établir un parallèle entre le pragmatisme de Nietzsche – dont le projet était de créer un surhomme – et le pragmatisme américain. La différence entre ces deux pragmatismes, c’est que Nietzsche avait un idéal aristocratique, alors que les philosophes pragmatistes américains ont un idéal démocratique. Les Américains ne cherchent pas à créer un surhomme, mais à créer une société exceptionnelle.

Quel type de morale préconisez-vous?

Dewey concevait le progrès moral comme une série d’adaptations fondatrices qui pouvaient rendre notre vie plus riche et plus libre, et je crois que c’est la seule véritable façon de décrire d’une manière générale le progrès moral. Cette description ne nous aide certes pas beaucoup car elle ne définit pas de fin ultime, pas plus qu’elle n’offre de critère de choix moral tel que le fait l'”impératif catégorique” de Kant, ou encore le principe utilitariste. Je pense néanmoins que c’est la meilleure description que la philosophie morale puisse proposer. Dewey a écrit que le développement lui-même est la seule fin morale. Tout le monde lui demandait: “développement vers quoi?” Ce à quoi il répondait: “je n’en sais rien, la croissance tout simplement.”