14 mai 2024
québec

Les dirigeants et la philosophie

Interview de Renée Bédard paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Professeure à l’ENAP, (École nationale d’administration publique), Québec, Renée Bédard a longtemps occupé des postes de cadre au sein d’une Université, tout en étant professeure à l’ENAP (École Nationale d’Administration Publique). Dans sa thèse de doctorat “Les fondements philosophiques de la direction” soutenue cette année aux HEC de l’Uni de Montréal, elle a tiré parti d’observations recueillies pendant une quinzaine d’années et d’une vaste culture philosophique. R. Bédard fait partie du Groupe Humanisme et Gestion fondé par Alain Chanlat.

Interview:

La fonction d’adjointe à la haute direction d’une grande institution du Québec que vous avez exercée pendant plus de quinze ans vous a amenée à côtoyer une grande variété de dirigeants ayant des formations différentes, œuvrant dans des secteurs divers et occupant tous les niveaux hiérarchiques. À quels constats cela vous a-t-il conduite?

La fonction d’adjointe a cette propriété que, pour accomplir efficacement ce travail, on doit non seulement avoir des compétences en gestion mais bien comprendre les personnes et le contexte du dossier à traiter. Or, quand j’ai voulu approfondir mes connaissances théoriques sur la direction, j’ai été amenée à constater plusieurs insuffisances dans l’état actuel du savoir.

Tout d’abord, je me suis aperçue que les écrits en gestion, en mettant l’accent surtout sur la prise de décision et la stratégie, les formes de leadership, la nomenclature des différentes activités, ne rendaient compte que d’une partie des comportements que j’observais. Étant associée à la haute direction, où les dirigeants sont en principe des pairs de même niveau ou de même statut, je remarquais que beaucoup de conflits qui surgissaient entre eux lorsqu’ils étaient impliqués dans un même dossier, ne pouvaient être attribués à des divergences liées à la défense de leurs intérêts respectifs ou à des points de vue techniques (marketing vs production), ni expliqués par l’une ou l’autre des sciences humaines (ethnologie, psychologie, psychanalyse, science politique, sociologie, etc.). De plus, dans la pratique, l’éclatement de ces dernières en domaines spécialisés a pour effet de privilégier la perspective analytique au détriment de la vision d’ensemble, ce qui représente un véritable problème quand on doit poser un diagnostic et proposer des solutions. Enfin, je voyais que les concepts de direction associés aux dernières tendances du management (le management japonais, la qualité totale, l’excellence, etc.) ne faisaient qu’effleurer sans approfondir les véritables questions, quand ils n’étaient pas carrément étrangers à la culture occidentale.

Quelle démarche avez-vous adoptée pour sortir des approches traditionnelles?

Quand j’ai cherché à comprendre la nature profonde des phénomènes associés à la direction, ce sont les problèmes de la direction qui m’ont d’abord guidé. Je me suis rendue compte que les tensions, les différences de points de vue entre dirigeants, voire les échecs d’un dirigeant, reposaient à première vue sur leurs pratiques, mais que ces dernières impliquaient deux autres dimensions cachées: l’idée que les dirigeants se faisaient de ce qui est vrai et leur hiérarchie personnelle de valeurs. En cherchant à approfondir ces deux dimensions, j’ai découvert que la clé se trouvait non dans la science mais dans la philosophie, en particulier dans la praxéologie, l’épistémologie et l’axiologie. Puis, quand je me suis intéressée à leurs fondements et à ce qui les relie entre elles, j’ai débouché sur la branche la plus classique de la philosophie, celle qui s’interroge sur la nature de l’Être et de l’identité (l’ontologie). Avec ce premier schéma à quatre volets, j’ai été amenée à examiner les grandes conceptions du monde qui ont marqué en profondeur la pensée occidentale.

À l’issue de cette recherche qui vous a conduite à étudier les spécificités de la pensée occidentale, qu’avez-vous découvert?

Mes observations peuvent être regroupées à l’intérieur de deux schémas intégrateurs: la grille trifonctionnelle de Georges Dumézil et trois modes de pensée. Tout au long de ma pratique de la gestion, j’avais progressivement pris conscience qu’il existe, dans l’imaginaire collectif de la société et des institutions, ainsi que dans la tête des personnes – employés et dirigeants –, une certaine idée des responsabilités et des préoccupations qui devraient dominer selon les niveaux hiérarchiques, reflétant par là une échelle de valeurs et des attentes par rapport à un idéal de fonctionnement. D’une manière tout-à-fait empirique, je venais de découvrir la persistance et la puissance d’explication du schème tri-fonctionnel développé par Dumézil, ce grand érudit qui a consacré sa vie à traquer les manifestations de cette représentation occidentale à travers ses institutions.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce schéma?

Selon ce modèle d’explication, toute société, toute organisation répartit l’ensemble des responsabilités qu’elle doit assumer pour survivre et prospérer selon trois domaines distincts hiérarchisés. Dans un premier temps, il est nécessaire d’accomplir des activités qui assurent la vie matérielle des personnes qui en font partie. C’est le niveau de la “fécondité” ou de la production de biens et services, représenté dans notre langage moderne par l’économie et par la gestion des opérations. Ces activités de base exigent qu’un autre niveau de responsabilités se préoccupe de la “sécurité” des biens et des personnes. Ce deuxième niveau comprend un volet externe tourné vers la défense, la diplomatie, les affaires publiques, les communications, etc., et un volet interne axé sur le maintien de l’ordre et de l’harmonie sociale (les relations de travail, la gestion du personnel, le contentieux, la comptabilité etc.). Dans le langage d’aujourd’hui, c’est le niveau qui regroupe les considérations politiques et stratégiques. Ces deux niveaux complémentaires et interdépendants trouvent leur cohérence, leur unité, leur orientation, dans un niveau qui les englobe et que Dumézil appelait la fonction de “souveraineté”. Ce niveau a pour mission de défendre et de maintenir la raison d’être et les valeurs fondamentales qui justifient l’existence de l’organisation en question. On y trouve les problèmes d’arbitrage de conflits qui n’ont pas été réglés localement (l’ombudsman), la mémoire de l’institution (le secrétariat général), les activités symboliques (les cérémonies officielles, les rituels significatifs), les grandes orientations, en bref tout ce qui peut mettre en cause l’identité et l’intégrité de l’institution. Ce niveau revient en propre à la haute direction, même si elle doit s’intéresser aux deux autres. Ce schéma de référence est très présent dans la vie concrète, même sans que les gens en soient conscients. On le découvre derrière ces phrases entendues dans des conversations informelles sur les dirigeants à qui il est reproché “de ne pas être à la hauteur de la situation”, “d’avoir manqué de jugement” dans telle ou telle circonstance, “de se mêler de ce qui ne les regarde pas” ou encore “de ne pas s’occuper de ses affaires”, etc.

Quelle est votre autre découverte?

Plus j’essayais de comprendre les dirigeants auxquels j’avais affaire tous les jours, plus je prenais conscience qu’ils se distinguaient parfois par des tournures d’esprit profondément différentes, voire incompatibles dans certains cas. Pour faire l’histoire brève, j’ai identifié trois “modes de pensée” que j’ai finalement désignés comme “la conscience mythique”, “la pensée systématique” et “l’esprit pragmatique”, et qui sont la manifestation des grandes tendances de la pensée occidentale.

Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par chacun de ces modes de pensée?

Celui qu’on retrouve le plus souvent est la “pensée systématique”, qui se caractérise par un souci pour l’ordre, la hiérarchie, la recherche d’architectures à partir de principes abstraits et absolus, des idéaux de perfection formels. Des classiques comme Taylor et Fayol, la plupart des experts qui travaillent dans les directions fonctionnelles, les énarques, sont des représentants de ce mode de pensée qui, lorsqu’il est poussé à l’extrême, est souvent dénoncé comme technocratique et dogmatique. Toutefois, il existe des personnes qui sont imperméables à cette logique et qui privilégient plutôt un “esprit pragmatique”. Par ceci, j’entends des personne qui mettent l’accent sur les résultats, l’efficacité de l’action, l’expérimentation, l’innovation et l’amélioration continue, et qui considèrent que le critère ultime de réussite, “c’est que ça marche”, à l’intérieur du respect d’un minimum de valeurs partagées, bien entendu. Quand Henry Mintzberg fait la promotion de l’adhocratie comme mode d’organisation, il traduit bien cette mentalité. Tout le courant actuel qui insiste sur l’importance du développement de l’entrepreneurship et de l’intrapreneurship à l’intérieur des grandes entreprises repose essentiellement sur ce mode de pensée.

Le troisième, que j’ai appelé la “conscience mythique”, privilégie des valeurs communautaires comme l’esprit de groupe, la notion de famille ou de clan, la solidarité la fidélité la filiation, le respect des valeurs traditionnelles. On le retrouve très présent dans les PME qui ont une conception familiale de l’entreprise, dans les modes de fonctionnement interne des syndicats et des coopératives, dans les organismes à but non lucratif, dans les mouvements religieux, idéologiques ou clandestins. Au cours des vingt dernières années, on a assisté à une réhabilitation dans l’entreprise de ce mode de pensée, en particulier à travers les travaux touchant la culture d’entreprise. En dernier lieu, Alain Chanlat de HEC Montréal travaille actuellement sur un quatrième mode de pensée qu’il a désigné “l’attitude conciliatrice” et qui privilégie des relations égalitaires, la négociation, la recherche de compromis, le consensus et l’élaboration ensemble de solutions sur mesure qui doivent être continuellement adaptées au contexte. Cette attitude correspond bien aux nouveaux modes de fonctionnement exigés par “la nouvelle économie de la connaissance” qu’on voit émerger sous nos yeux

D’après vous, y-a-t-il des modes de pensée supérieurs à d’autres?

Non, et sur ce point, je m’oppose à la vision évolutionniste si présente dans l’esprit de l’homme occidental, selon laquelle la conscience mythique serait une forme de pensée archaïque qui aurait été supplantée par l’avènement de la Raison et de la pensée logique, elle-même détrônée par l’émergence et la puissance d’explication de la science moderne et de la Raison pratique. Mes expériences m’ont clairement démontré que ces différents modes de pensée se situent sur un pied d’égalité, qu’ils cohabitent et qu’ils ont chacun leurs mérites respectifs, leurs faiblesses propres et leurs pathologies. Dans cette perspective, il ne s’agit plus pour une personne en autorité de faire triompher (d’imposer) le mode de pensée avec lequel elle est le plus à l’aise, mais beaucoup plus de savoir quel est celui qui convient dans les circonstances ou pour le problème à l’étude, et quel est le bon mariage qu’il convient de faire, s’il y a lieu, entre les modes de pensée

Pourriez-vous nous donner un exemple concret illustrant la cohabitation de ces différents modes de pensée à l’intérieur d’une même institution?

Au début de mes recherches, je croyais que chaque mode de pensée avait des affinités avec certains types de formation, le droit ou la comptabilité avec la pensée systématique, le génie ou la médecine avec l’esprit pragmatique, les arts et les humanités avec la conscience mythique. Or, quelle n’a pas été ma surprise de constater que les différents modes de pensée pouvaient se retrouver à l’intérieur d’une même discipline ou d’une même filière de formation. Le livre Aux confins du droit de Norbert Rouland est à cet égard très éclairant pour montrer la coexistence de plusieurs manières d’aborder le droit, qui correspondent à mes modes de pensée.

Mais, pour répondre à votre question, dans un hôpital par exemple, les phases qui marquent la naissance et la fin de la vie comme l’accouchement et les phases terminales devraient être traitées selon des manières conformes à la conscience mythique. Par contre, toutes les activités qui exigent de réagir rapidement à des situations délicates et imprévues, de savoir faire preuve de souplesse, de capacité d’adaptation et de création seront mieux conduites par des personnes qui manifestent un esprit pragmatique. Songeons en particulier à l’atmosphère qui doit régner dans les salles d’opération. Enfin, lorsque les activités sont répétitives, qu’elles exigent un très haut niveau d’organisation et de planification, qu’elles demandent de la mesure et de la normalisation, des responsables particulièrement à l’aise avec le mode de pensée systématique seront plus à même de concevoir les systèmes adéquats.

Quelles sont les conclusions que l’on peut tirer de vos travaux pour le management et pour la direction?

La tri-fonctionnalité nous permet de nous interroger sur les conséquences dangereuses qui peuvent venir de la suprématie que l’économique est en train de prendre sur les deux autres niveaux. En ce qui concerne les dirigeants, le mérite des trois modes de pensée et des trois ordres de préoccupations est de rendre impossible l’idée qu’un dirigeant puisse à lui tout seul incarner l’excellence dans toutes ses facettes, d’autant que, comme nous l’avons vu, ces facettes sont souvent incompatibles.

Avec ces schémas, le dirigeant doit apprendre à faire preuve de prudence face à ses propres pulsions, ce qui exige un effort d’introspection et d’autocritique pour savoir dans quoi il excelle et dans quels domaines il éprouve des difficultés. Dans cette perspective, il doit se conduire davantage comme un chef d’orchestre respectueux de la diversité que comme un dirigeant qui impose ses points de vue é ses subordonnés, parce qu’il possède la vérité et le pouvoir. Cela oblige le dirigeant à s’interroger sur son style propre et à constituer une équipe de collaborateurs qui le complètent, plutôt que de s’entourer comme on l’observe trop souvent de personnes qui lui ressemblent et qui partagent sa philosophie. En refusant la diversité et la complémentarité qui sont des sources de tensions fécondes, on peut observer comment des dirigeants qui excellent dans la résolution de certaines questions peuvent être, dans d’autres cas, complètement démunis, incompétents ou dangereux. Je ne peux pas m’empêcher de terminer cette entrevue sans que toutes ces grilles d’analyse que j’ai validées sur des cas à succès mettent les préoccupations éthiques au cœur de la fonction de direction et qu’en aucun cas, elles ne sauraient être vues comme accessoires.