15 mai 2024
méthodologie économique

Économie, entre philosophie et mathématiques

Interview de Maurice Lagueux paru dans le Bulletin des HEC Lausanne en 1996, dossier: “Du Management à la philosophie, en passant par l’économie”.

Perspective:

Professeur de philosophie et d’histoire de la pensée économique à l’Université de Montréal, il est membre de plusieurs associations, dont: l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique; l’History of Economics Society; l’Association canadienne de philosophie (il en fut le président en 1982/83), etc. Maurice Lagueux s’intéresse à la “méthodologie économique”, domaine dans lequel il a publié de nombreux articles dans des revues savantes américaines, canadiennes et européennes.

Maurice Lagueux s’est intéressé à la méthodologie économique dès les années 70. Il s’est en effet développé, au cours de ce siècle, principalement dans le monde anglo-saxon, une réflexion philosophique portant sur les sciences en général et en particulier sur la physique. En ce qui concerne l’économie, ce type de réflexion a été relancé au début des années 80 par la sortie du livre de Mark Blaug “La méthodologie économique”. Les économistes ont ainsi renoué avec une tradition “philosophique” délaissée depuis un demi-siècle au profit d’une formalisation mathématique sophistiquée…

Interview:

Certains économistes comme F. Hayek et H. Simon ont accordé une place importante à des questions philosophiques. Est-ce un phénomène exceptionnel?

Bien au contraire, un tel intérêt pour les questions philosophiques a été presque la règle chez les plus remarquables économistes depuis le début de l’histoire de cette discipline.

La naissance de la science économique, que l’on peut situer dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle, est due aux contributions de penseurs qui se sont illustrés autant comme philosophes que comme économistes. Quesnay se préoccupait de questions métaphysiques, Turgot de philosophie de l’histoire et Adam Smith avait écrit un important traité de morale avant de rédiger “Wealth of Nations”. Au début du XIXè siècle, la pensée économique a pris un tour plus technique, mais cela n’a pas empêché les économistes d’alors comme Jean-Baptiste Say, Thomas Malthus, James Mill et David Ricardo de s’engager dans de vives discussions philosophiques dont l’enjeu était de savoir si la théorie des prix pouvait trouver dans une théorie de la valeur une sorte de fondement ontologique.

Dans le sillage de Ricardo, les deux économistes qui ont eu le plus d’influence étaient deux philosophes parmi les plus célèbres puisqu’il s’agit de John Stuart Mill qui s’est illustré encore plus comme philosophe que comme économiste et Karl Marx dont la pensée économique et sociale doit tellement à une critique impitoyable mais combien enrichissante de la philosophie hégélienne.

Avec ce qu’on a appelé la “révolution marginaliste” des années 1870, qui est à l’origine de l’économie néoclassique contemporaine, cet intérêt des économistes pour les questions philosophiques ne s’est pas amenuisé, bien au contraire.

Si l’on se tourne maintenant vers les trois économistes que l’on associe habituellement à cette révolution marginaliste, on doit d’abord souligner que deux d’entre eux ont ajouté aux traités économiques qui les ont respectivement rendus célèbres la publication d’un ouvrage philosophique important. Stanley Jevons a publié un volumineux ouvrage de philosophie des sciences et Carl Menger un ouvrage méthodologique qui prenait parti décisivement dans l’un des principaux débats épistémologiques qui ont marqué le monde germanique au XIXè siècle. Quant au troisième membre du trio, Léon Walras, il est vrai qu’il n’a pas publié d’ouvrages de ce type mais ses réflexions de caractère philosophique sur la nature du marché et de la science économique ont exercé une influence dont les traces sont encore très présentes aujourd’hui.

Concernant l’Angleterre, je me contenterai de signaler qu’un des plus importants philosophe utilitariste, Henry Sidgwick, est aussi un économiste qui a marqué cette époque. Quant à l’économiste qui au tournant du siècle a exercé la plus profonde influence sur la pensée économique du premier quart du XXè siècle et chez qui on trouve la première analyse systématique de l’organisation industrielle, Alfred .Marschall, il n’a pas comme tant de ses collègues consacré d’ouvrages à des questions philosophiques, mais la démarche caractéristique du traité qui l’a rendu célèbre témoigne d’un sens philosophique exceptionnel tant par les questions soulevées que par la façon dont celles-ci sont abordées.

Les économistes dont il a été question ont vécu et publié avant le début du XXè siècle, mais cet intérêt pour la philosophie s’est-il maintenu au cours de notre siècle?

Il s’est poursuivi de façon notable chez plusieurs d’entre eux, à commencer par John Maynard Keynes qui a souvent été considéré comme l’économiste qui a le plus profondément marqué le XXè siècle. Les relations de Keynes et du philosophe G. E. Moore ont été mises en lumière par divers historiens de la pensée économique d’autant plus que Keynes s’est enthousiasmé pour des questions de philosophie éthique bien avant de se tourner vers les problèmes économiques. Il faut signaler que Keynes a publié un important traité sur les probabilités sur lequel il a travaillé au moins quinze ans, entre 1906 et 1921 et qui se situe dans le prolongement de toute une tradition philosophique. L’attention portée par Keynes aux questions philosophiques ne s’est d’ailleurs par arrêtée à cette période de sa vie comme en font foi les dernières pages de sa Théorie générale qui rappellent que toute son analyse économique débouche sur une philosophie sociale et politique à laquelle il a d’ailleurs consacré de nombreux écrits. Il n’est pas étonnant qu’après la mort de Keynes, plusieurs économistes, à Cambridge en particulier, se soient engagés dans des débats philosophiques autour de la pensée de Keynes. Parmi ces économistes, il faut citer, Joan Robinson qui a publié deux essais philosophiques d’une remarquable densité intitulés respectivement Economic Philosophy et Freedom & Necessity.

Avant de quitter l’Angleterre, il convient de souligner que plusieurs économistes de renom se sont adonnés à une réflexion épistémologique portant sur la science économique comme telle. C’est en particulier le cas de Lionel Robbins qui s’est illustré par diverses contributions à l’analyse économique mais, plus encore, par son célèbre Essai sur la nature et la signification de la science économique auquel les manuels d’économie se sont systématiquement référés pendant plus d’une génération. Cet ouvrage s’inscrivait dans une longue tradition de réflexion épistémologique (ou méthodologique, comme on préfère dire dans le monde anglo-saxon) de la part des économistes sur les fondements de leur science.

Hors de l’Angleterre, l’autre grand foyer européen d’analyse économique a été l’Autriche. Or l’école autrichienne s’est signalée plus encore que l’école anglaise par la place accordée à la réflexion philosophique. C’est en effet dans le sillage des travaux déjà cités de Carl Menger que Ludwig von Mises et Friedrich Hayek ont rédigé leurs imposants travaux philosophiques. Il serait trop long de parler de tous les textes d’intérêt philosophique qui sont issus de ces contributions, mais je crois qu’il est utile de mentionner qu’elles ont constitué la source d’inspiration de divers groupe d’économistes à travers le monde et surtout aux États-Unis. Là où l’économie “autrichienne” est à l’honneur, l’intérêt pour les questions philosophiques peut aisément donner lieu à une analyse de textes philosophiques. Par exemple, lors d’un passage, il y a quelques années, au département d’économie de l’Université George Mason en Virginie, j’ai pu constater qu’on discutait en séminaire les bases de la philosophie herméneutique.

Les économistes américains qui ont imposé leurs théories en Europe, sont-ils également préoccupés de questions philosophiques?

Ce serait évidemment une erreur de penser que l’esprit américain est peu enclin à faire place aux considérations philosophiques. Sans parler de l’extraordinaire richesse de la philosophie américaine contemporaine, on peut affirmer que de nombreux économistes américains ont réservé aux questions philosophiques une place aussi grande que leurs collègues européens. Par exemple, plusieurs philosophes ont reconnu l’intérêt des ouvrages de Thorstein Veblen, l’économiste qui est à l’origine de l’institutionnalisme, la plus typiquement “américaine” peut-être des écoles de pensée économique. Nous pouvons citer également deux économistes d’origine et de formation autrichienne, Joseph Schumpeter et Fritz Machlup qui ont su, après leur émigration aux États-Unis, influencer philosophiquement toute une génération d’économistes américains vers le milieu du siècle. De même, les conceptions philosophiques de l’économiste Frank Knight ont exercé sur les économistes de l’école de Chicago une forte influence. Plus près de nous se situe Herbert Simon et il faudrait parler de bien d’autres économistes influents comme Kenneth Boulding.

Aujourd’hui, la formalisation extrême de l’économie ne laisse guère de place à la réflexion philosophique. Je veux dire que les économistes en sont venus à mettre au centre de leurs préoccupations la solution de problèmes souvent assez artificiels mais faisant appel à des techniques suffisamment complexes pour qu’il leur paraisse approprié de se consacrer exclusivement à la discussion technique, suffisamment ardue, de tels problèmes. Les économistes dont je viens de parler ne disposaient pas de techniques aussi sophistiquées et ne se laissaient pas déborder par elles. Les techniques mathématiques demeuraient chez eux au service de problèmes économiques fondamentaux qui ne pouvaient être formulés sans que se manifeste aussitôt leur dimension philosophique.

Pourquoi faudrait-il penser que tant de problèmes économiques comportent une dimension philosophique?

Parce que l’économie s’intéresse avant tout aux décisions que prennent les êtres humains, décisions en matière d’échange sans doute, mais décisions qui ont un impact sur tous les aspects de la vie humaine. Pensons seulement aux décisions économiques qui contribuent à structurer le milieu du travail. Les décisions économiques ont une incidence sur le psychisme, sur la vie en société, sur le droit, sur les valeurs, etc. Évidemment la réaction de bien des économistes sera ici de dire qu’une saine division du travail est nécessaire et qu’il faut laisser aux psychologues, aux sociologues, aux juristes, aux éthiciens, etc., l’examen de ces questions. En un sens ils ont raison, mais sans chercher à occuper le terrain des autres sciences, l’économiste ne peut être indifférent à ces autres dimensions car elles ont un impact considérable sur la signification des problèmes qui se pose à l’intérieur de sa propre discipline. Or la philosophie n’est rien d’autre qu’une démarche visant à faire tenir ensemble de manière cohérente les divers aspects de l’expérience humaine. Les philosophes ne cherchent pas à faire la synthèse des connaissances, mais à proposer une façon de penser ensemble les diverses connaissances et les autres données de l’expérience. Aussi n’est-il pas étonnant qu’au moment où ils sont amenés à situer leurs conclusions dans un contexte plus large, les économistes les plus soucieux de comprendre les questions les plus fondamentales posées par leur discipline aient été amenés à philosopher. Plus exactement, il n’est pas étonnant que ceux qui se sont consacrés à clarifier ce genre de question aient eu en général une certaine propension à la réflexion philosophique. Il est seulement regrettable qu’aujourd’hui on ait tendance à considérer comme dépassées les démarches de ce type qui ne serait pas cautionnées par d’éblouissantes performances formelles qui finissent par occuper toute la place.