14 mai 2024

Les plis singuliers du social

À propos de l’ouvrage La part rêvée: L’interprétation sociologique des rêves. Volume 2, de Bernard Lahire, éditions La Découverte, 1210 pages, 46 francs, ISBN 978-2-348-05814-1

Interview, janvier 2021. Inédit. Cet interview complète ma recension parue dans le supplément INDICES de L’Agefi, janvier 2021.

Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’Université Lyon 2

B. Lahire en 5 dates:

  • 1994: professeur de sociologie à l’Université Lyon 2.
  • 2000: professeur à l’ENS de Lyon.
  • 2012: lauréat de la médaille d’argent du CNRS.
  • 2016: membre senior de l’Institut Universitaire de France.
  • 2019: docteur Honoris Causa de l’Université Veracruzana (Mexique).

Perspective:

L’Interprétation sociologique des rêves paru en 2018 constitue le premier tome d’un programme de recherche porté par le sociologue Bernard Lahire, dont La part rêvée, tout juste paru (2021) constitue second tome. Dans le tome 1, le chercheur élaborait un cadre général d’analyse nourri des disciplines qui ont abordé cette énigme qu’est le rêve, par exemple la psychanalyse. Dans le tome 2, il réfléchit sur la base de corpus de rêves, en montrant combien ces derniers, loin de n’être que le lieu d’une communication de soi à soi, représentent des expériences éminemment sociales.

Interview:

On a l’habitude d’interpréter les rêves du point de vue psychologique; vous proposez un décalage: pourquoi?

Mon programme de recherche propose un cadre intégrateur qui synthétise de nombreux apports scientifiques, depuis ceux de la psychanalyse, jusqu’aux travaux de la linguistique, de la psychologie cognitive ou des neurosciences. Je pense que la sociologie en tant qu’elle est la discipline la plus théorique de toutes les sciences humaines et sociales, est la mieux placée pour opérer actuellement une telle synthèse scientifique, sur le rêve comme sur de nombreux autres objets centraux pour la compréhension de l’humanité. Freud a été le dernier chercheur en date à fournir un modèle synthétique pertinent pour comprendre les rêves. Mais depuis son effort de connaissance, la psychanalyse s’est largement sclérosée en se coupant du monde scientifique. De nombreuses critiques ont été émises et il fallait reformuler un autre modèle pour tenir compte de tous les faits scientifiques établis depuis Freud.

Pour résumer mon apport et souligner les différences entre le modèle freudien et le modèle que je propose, je dirais que l’hypothèse centrale de la censure (qui est censée expliquer les nombreuses bizarreries du rêve) est abandonnée pour placer au centre la question de l’implicite; que l’inconscient n’est plus constitué exclusivement des désirs refoulés, mais comprend toutes nos expériences passées incorporées dont nous ne maîtrisons pas consciemment le rôle structurant sur nos représentations et notre conduite; que l’analogie est un mécanisme central de toute production cognitive en général, et de toute production onirique en particulier; que la démarche analytique manque de rigueur dans le recueil et l’interprétation des rêves et qu’elle manque de systématicité dans la reconstruction des parcours biographiques et de l’univers mental des rêveurs qui est l’arrière-plan des rêves. Enfin, il apparaît que la définition du rêve comme l’expression d’un désir inconscient inassouvi ne tient pas, mais que le rêve est l’expression de problèmes existentiels irrésolus. Or, ces problèmes sont de nature profondément sociale. Ils dépendent de nos expériences passées et présentes dans des groupes et des institutions sociales. Et ils ne se réduisent ni à des problèmes familiaux vécus durant l’enfance, ni à des problèmes de nature sexuelle, mais peuvent être générés à différents moments de l’existence, et être de natures très diverses (familiale, scolaire, professionnelle, sexuelle, affective, religieuse, etc.).

Êtes-vous le premier sociologue à vous emparer du sujet du rêve?

Il y a des prémices. Notamment chez un sociologue comme Maurice Halbwachs, dans le cadre de sa réflexion sur la mémoire et le souvenir. Durkheimien, Halbwachs est persuadé que les groupes et les institutions sont importants, mais pense qu’on peut se donner une image plus complexe des processus individuels en tant que sociologue. Il a travaillé (après Durkheim) sur les causes du suicide, et s’est interrogé aussi brièvement sur la nature des rêves. Il commence par dire que le rêve n’est pas un objet sociologique, à cause de sa nature individuelle, du fait qu’il est produit en situation de retrait de toute interaction sociale, de toutes sollicitations institutionnelles ou collectives, puis se ravise en esquissant ce qu’il pourrait y avoir de social dans le rêve. Je peux dire aujourd’hui qu’Halbwachs était sur la bonne voie, mais qu’il n’a pas poussé plus loin l’interrogation et n’a étudié aucun corpus de rêves (même s’il faisait partie de ces savants qui aimaient à noter leurs rêves).

Et puis, beaucoup plus tardivement, dans les années 1990, des sociologues états-uniens issus d’un courant qu’on appelle l’interactionnisme symbolique ont élaboré une réflexion sur la sociologie des rêves. Mais pour eux, l’étude sociologique du rêve commence après qu’il ait été fait. Ce qui les intéresse c’est la manière dont il circule socialement (à qui on confie ses rêves: conjoints, amis, psychanalystes, etc.) et les manières dont ils sont traités (ce qu’on en fait pratiquement). Ils ont malheureusement laissé tomber les questions centrales qui étaient celles de Freud, et qui demeurent les miennes, à savoir celle de la fabrication du rêve et celle de sa signification.