14 mai 2024
suicide caustique

Entre vide et trop-plein

À propos de l’ouvrage Suicide caustique, d’Anne Carecchio, éditions Slatkine, 2020, 156 pages, ISBN 978-2-832-10968-7

Entretien inédit, décembre 2020.

A. Carecchio en 5 dates :
  • Septembre 1982: découverte ébahie des créations de Maurice Béjart («le Sacre du Printemps», «L’oiseau de feu», «le Boléro»). Premier coup de foudre artistique. Le premier d’une longue série, avec une influence non négligeable sur le cours du reste de ma vie puisque, musique et danse en feront partie intégrante. Elles seront fondamentales, inévitables, vitales.
  • Juin 1993: obtention de ma première année de médecine. Début d’une longue histoire d’amour tumultueuse, heureuse et malheureuse avec mon futur métier.
  • 30 juillet 2010: naissance de mon premier enfant. Bouleversement. Remise dans le droit chemin. Peut-être la (douce) claque que personne n’avait osé me donner jusqu’alors.
  • 13 Novembre 2015: attentat du Bataclan. Évènement qui modifiera totalement ma façon d’appréhender mon métier et ma vision de l’existence.
  • Octobre 2018: besoin impérieux de tout dire. Écrire et ne plus rien cacher. Un livre écrit à la pointe du bistouri. Naissance d’un livre qui tranche dans la chair.
Introduction:

C’est un ouvrage bouleversant que celui d’Anne Carecchio, aujourd’hui chirurgien digestif qui a affronté une maladie psychiatrique, comme elle le dit sans fard, savoir: l’anorexie-boulimie. «Un texte simple, cru et violent sur une maladie qui avait déjà anéanti ce qui aurait dû être les plus belles années de ma vie.» Un texte écrit en un journal terminé quinze ans après l’avoir commencé, «avec une approche et surtout un regard très différent, puisque, dans l’intervalle, j’ai réussi à quitter l’obscurité de la maladie.»

Interview:

Le terme de «microbiote» semble être employé aujourd’hui à tout va. Que signifie cette centralité relativement nouvelle pour la spécialiste que vous êtes?

Je suis chirurgien digestif et non gastroentérologue ou nutritionniste. Étant donné que mon rôle se limite souvent à un acte technique; celui de couper, sectionner, ôter ou corriger; celui aussi de prendre la décision de le réaliser ou non, seuls les patients mal orientés me mettent face à cette entité. Je suis ouverte à tout ce qui préoccupe certains spécialistes pour tenter d’améliorer la qualité de vie des patients. Ce qui me préoccupe plus est cette notion de plus en plus omniprésente d’allergies et d’intolérances à tout qui est en rapport, j’en suis certaine, à de profonds troubles, ainsi camouflés par une «mode», du comportement alimentaire.

Je vois chaque jour de nombreuses patientes qui ne souffrent plus de «côlon irritable» comme c’était le cas il y a plusieurs années, mais qui me rapportent être intolérantes au lactose et, ou au gluten. Personne ne parlait de ces allergies il y a quelques années, ou très rarement. Le diagnostic n’a, la plupart du temps, pas été posé par un spécialiste mais ces femmes s’interdisent de manger certains aliments en prétextant une intolérance ou pire une allergie. Comme le gluten et le lactose se retrouvent quasiment dans tout ce qui est bon, les patientes se retrouvent dans des états de privation sévère et surtout face à des restrictions draconiennes. Ces états-là sont ceux décrits dans l’anorexie mentale mais, pour elles, la notion d’allergie leur fournit une excuse et ne les classe pas dans la catégorie des troubles du comportement alimentaire classique. Elles ne sont pas stigmatisées comme anorexiques. Tout s’interdire avec une excuse «médicale»…

Médecin spécialiste, vous narrez dans votre ouvrage votre expérience de vie et le «mal» qui vous a affligée: pouvez-vous en parler brièvement?

Le mal qui m’a affligée correspond au départ à un désir de contrôle complet de mon poids et de mon image corporelle. En lien très étroit avec la pratique de la danse. Contrôle qui devient très vite «incontrôlable» puisque je suis «tombée» dans la boulimie avec vomissements provoqués en réponse à toutes les émotions qui m’assaillaient. Ce trouble du comportement alimentaire que j’estime ravageur, a mis mon existence entre parenthèses pendant plus de 15 ans. Il a entrainé une véritable mutilation corporelle mais aussi psychique. Il a entrainé avec lui, par son instinct dévastateur, mes proches aimants et mes rencontres qui n’ont pu résister.

Ma formation chirurgicale a été un lourd combat, d’une part par les exigences qu’elle imposait, d’autre part, par cette lutte quasiment perdue d’avance, contre la maladie.

D’après vous, dans les situations de faiblesse qui peut nous toucher tou.te.s, quelle est la part de responsabilité des personnes elles-mêmes et de celle de l’environnement dans lequel elles baignent?

Il est toujours facile et pratique d’accabler les personnes qui nous entourent pour tenter de donner une explication aux maux qui nous touchent ou pour dédouaner un comportement. Il y a bien entendu des environnements toxiques ou des évènements de vie insupportables ou très lourds à porter qui peuvent être des causes évidentes et non discutables à nos faiblesses.

Après, chaque personnalité a la capacité ou non d’affronter «la vie normale». Elle peut être merveilleuse cette vie, mais, si on regarde ce qui s’y passe, tout près et un peu plus loin que le bout de notre nez; si on prend conscience de quoi l’humain est réellement fait; toute personne «cérébrée» ne peut être que dépitée et en permanence malmenée psychiquement. Surtout si cette personne a des valeurs fortes. Alors, c’est en soi qu’il faut trouver des solutions et les réponses pour combattre ses faiblesses.