14 mai 2024
point de vue

Les institutions entre violence et tendresse

Article paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi de mars 2017.

 

La Suisse est décidément un lieu où des artistes peuvent créer au-delà de toute espérance. Milo Rau, fameux dramaturge et homme de théâtre de Zurich nous en offre une preuve vivante à travers une réflexion sur notre monde et ses institutions, entre violence et tendresse.

 

Heureuse suisse qui sait produire à la fois des articles et des services de luxe reconnus dans le monde entier et des œuvres artistiques des plus belles espèces qui font les délices des gens cultivés du pays. La récente création de l’homme de théâtre, dramaturge, essayiste suisse Milo Rau en est une preuve édifiante qui offre une réflexion sur notre monde hypermoderne et nos institutions. Ce n’est assurément pas pour rien que les enquêtes d’opinion sur le bonheur nous placent en tête des pays où les gens sont les plus heureux! Au premier rang, nous pouvons nager dans le bonheur. Et ce, quoiqu’ont pu en penser des artistes comme Fritz Zorn qui n’ont manifestement pas su profiter de la place qui lui a été offerte. Milo Rau l’a su lui qui a récemment mis en scène un roman de Donatien de Sade cinématographiée il y a quelques décennies par Pier Paolo Pasolini de façon pessimiste. Au pays du bonheur, le choix de l’artiste revenait logiquement d’en offrir une vision optimiste.

De Sade à Rau en passant par Pasolini, l’œuvre Les 120 jours de Sodome et Gomorrhe est l’une des grandes œuvres de l’humanité marquée par une force noircie aux faux semblants. On sait que Sade avait emménagé la philosophie dans un boudoir comme d’autres avant lui l’avaient installé qui dans un jardin, qui dans une académie ou un lycée ou sous un portique, comme d’autres d’aujourd’hui encore, sur une toile. Rappelons sans ambages que le marquis de Sade à la puissante imagination, était d’abord un philosophe et que s’il avait choisi le boudoir comme lieu fétiche pour la philosophie, c’était pour mieux faire faire ressortir ce que de supposés braves personnes pensaient vraiment, en deçà de ce qu’ils prétendaient, écumaient ou disaient. On est là au cœur de l’œuvre du moraliste qui faisait dire à ses personnages romanesques en une sorte d’inversion: on entend bien ce que vous dites, alors pour savoir ce que vous pensez, je vous convoque au lieu du boudoir pour entendre ce que vous pensez vraiment.

Il n’y a rien de surprenant à ce que Milo Rau se soit emparé d’une œuvre traitant de la violence extrême après que lui-même ait abordé des questions autour de l’indicible que constituent des génocides, dans «Compassion» en renvoyant au Congo, dans «Hate Radio» au Rwanda et «Dark Ages» à l’ex-Yougoslavie. L’œuvre de Sade mise en film par Pasolini pour fustiger au-delà du fascisme la marchandisation des corps, comment la mettre en scène théâtrale? C’est la question de Rau qui a fait jouer sa pièce à l’affiche du Schauspielhaus de Zurich et le fera au théâtre LʹArsenic à Lausanne en avril de cette année en associant une troupe formée de personnes handicapées (le metteur en scène signalant la disparition prévisible de ce type d’acteurs dans un proche avenir). L’œuvre de Rau, marquée comme celle de ses illustres prédécesseurs au sceau du dessaisissement et de la dépossession, et de la complicité, il la veut emprunte de tendresse comme pour laisser une lucarne d’espoir contrairement à l’interprétation en deçà de toute espérance de Pasolini. Ce faisant, il invite à se saisir du caractère feutré d’une possible violence dans notre monde post-moderne et dans nos institutions, suisse précisément. L’intérêt de la création de Milo Rau pour les organisations et les institutions est sans doute de mettre en exergue l’arbitraire en leur sein quand on n’y échange plus, lorsqu’il n’y a plus possibilité de discussion. Les bourreaux, nous enseignent Sade-Pasolini-Rau, font ce qu’ils font tout simplement parce qu’ils peuvent le faire.