14 mai 2024
novlangue

Les mots vidés de sens

À propos de l’ouvrage La novlangue managériale: Emprise et résistance, de Agnès Vandevelde-Rougale, éditions Érès, coll. Sociologie clinique, 210 pages, préface de Gilles Herreros, ISBN 978-2- 749-25371-8

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, mars 2017.

Agnès Vandevelde-Rougale est socio-anthropologue, chercheure associée au Laboratoire de changement social et politique (université Paris-Diderot- Paris 7).

A. Vandevelde-Rougale en 5 dates:
  • 1987: je suis à l’école primaire, j’apprends, et m’indigne, que «le masculin l’emporte sur le féminin» au pluriel en français.
  • 1990: en sixième, je découvre l’allemand et de nouvelles possibilités de décrire le monde.
  • 2008: je vois et ressens les effets d’un management délétère.
  • 2009: je relis LTI. La langue du IIIème Reich de Victor Klemperer et lis La névrose de classe de Vincent de Gaulejac. Je m’oriente vers la sociologie clinique.
  • 2014: je soutiens une thèse en anthropologie et sociologie autour de la mise en mots de la souffrance au travail.
Perspective:

«Novlangue» est la traduction du terme «newspeak» dans le roman intitulé 1984 de George Orwell. Si le propos d’Agnès Vandevelde-Rougale ne fournit pas la seule critique de la «novlangue managériale», il est remarquable par sa rigueur. Dans sa préface à l’opus, G. Herreros écrit: «la valeur ajoutée décisive de l’ouvrage réside dans sa façon de décrire le travail d’altération des imaginaires que provoque l’idéologie managériale». Comment les «imaginaires ont été pliés»?, et comment est-il possible de les «déplier»?, deux questions au cœur du propos de l’auteure quand «la novlangue managériale chloroforme la critique et, plus généralement, fige la réflexion» comme écrit encore le préfacier.

Interview:

Votre ouvrage aborde les «violences symboliques» infligées selon vous par le management moderne: qu’est-ce à dire?

Les violences symboliques sont des violences qui ne sont pas reconnues comme telles mais sont acceptées comme «normales», «allant de soi». Au travail, c’est par exemple l’exigence du «zéro défaut» ou de «qualité totale»; un idéal impossible à atteindre en permanence, mais qui est aujourd’hui accepté comme une norme et peut entrainer un sentiment d’échec chez les salariés. Ou encore, la substitution de l’approche solution au questionnement: «ici, il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions!». Dans un tel contexte, difficile de s’exprimer si on n’a pas de solution à proposer… Les violences symboliques se révèlent par leurs effets: un ébranlement émotionnel, un sentiment d’atteinte identitaire, de perte de sens… Donner aux salariés la seule responsabilité de leurs résultats sans leur donner les moyens nécessaires (il faut «travailler à la marge»…) ou sans prendre en compte les contraintes de l’environnement, constitue une violence qui peut avoir pour effet de les fragiliser. En cas de difficultés, ils peuvent se sentir atteints dans leur identité: «je ne suis pas bon». Mais le management n’est pas seul responsable des violences symboliques qui s’exercent dans le monde du travail: le contexte social où on parle en permanence de «crise» (comme si une crise pouvait être permanente!) et de chômage contribue à la violence insidieuse qui s’exerce sur les individus, en nourrissant la peur mais aussi un certains fatalisme qui empêche la réaction. Face à certaines pratiques manifestement non respectueuses du droit du travail ou de l’individu, il n’est pas rare d’entendre que «on n’y peut rien…», «faut faire avec, on a déjà la chance d’avoir du travail…»

De là l’«emprise» que vous évoquez et qui corsète les imaginaires…

Effectivement, j’évoquais le mot «crise» qui caractérisait un moment de rupture et qui en est venu à désigner une période. Notre société serait «en crise» depuis des décennies. Alors, on pense en termes de «survie», ce qui exacerbe l’individualisme, la concurrence entre les individus (et aussi entre les organisations), plutôt que la recherche de solutions collectives. Au recours à la métaphore de la lutte sportive, guerrière ou politique dans les entreprises répond la compréhension des salariés à l’égard de «dégraissages» qui seraient «indispensables», de «pertes collatérales», voire d’«éliminations» pour la «survie» de l’organisation, c’est-à-dire a minima son équilibre financier dans le contexte contemporain. Les récits de personnes en souffrance au travail révèlent l’influence du discours managérial sur ce vécu et la difficulté d’en sortir. J’ai recueilli le témoignage d’une salariée qui n’avait, entre autres, pas été promue depuis plusieurs années en dépit de la qualité de son travail, et continuait pourtant à croire à la promesse de «développement professionnel» affichée sur la page «carrières» du site Internet de l’entreprise. Elle continuait à s’investir pour remplir les critères d’évaluation, sans questionner la pertinence du dispositif d’évaluation. Une autre se refusait à questionner son chef de service en réunion collective pour rester «professionnelle», alors même que certaines décisions pouvaient l’empêcher de faire correctement son travail et qu’il refusait tout entretien. Pour elle, être «professionnelle», c’était à la fois faire preuve d’esprit de corps en ne questionnant pas un autre médecin en public, et s’assurer que les conditions étaient réunies pour le bien des patients. Elle était comme corsetée par ce double sens porté par un des mots à la mode du discours managérial, le fameux «professionnalisme», ce qui avait progressivement pour effet de lui faire perdre le sens et le goût de son travail. Elle se sentait piégée dans cette situation, incapable d’en sortir.

Comment expliquez-vous cette influence?

En travaillant autour des mots, tant ceux des personnes que j’ai interviewées que ceux qui sont mobilisés dans la communication organisationnelle, j’ai constaté une porosité des discours. En s’appropriant le discours du management, les individus s’approprient sa grille de lecture: «faire du bon travail» c’est «être productif», «remplir ses objectifs»; «être un bon professionnel», c’est «être performant», «gérer ses émotions»; «être autonome», c’est «prendre des initiatives dans le sens des intérêts de l’entreprise»… En matière de harcèlement moral, «faire preuve d’autonomie» peut consister à tenter de résoudre seul la situation et se taire pour ne pas ternir la «marque employeur» de l’entreprise… Aujourd’hui, la compréhension du discours managérial et l’emploi de ses mots apparaissent à la fois naturels et nécessaires pour exister dans le monde du travail. L’apprentissage de ce discours, comme celui d’une langue, peut se faire par imprégnation, en appui sur les structures sociales et linguistiques existantes – par exemple avec l’introduction de l’approche par compétences dès l’école maternelle ou encore la transformation du sens de certains mots, comme «qualité» qui est devenu triangulaire (un arbitrage entre qualité, coût et délai). Elle peut aussi se faire par des efforts délibérés, par exemple quand un stagiaire ou un jeune employé se tourne vers ses collègues pour apprendre le «jargon» de l’entreprise ou du secteur ou quand un salarié en souffrance apprend à exprimer celle-ci de manière factuelle, non émotionnelle, pour être entendu par le service RH qui pourra alors identifier les procédures à mettre en œuvre. Je parle aujourd’hui d’infection virale des sujets par le discours managérial, car de même qu’un virus fragilise l’organisme atteint en augmentant sa sensibilité aux conditions adverses, le discours managérial augmente la vulnérabilité des sujets en diminuant leur capacité à faire sens de leurs expériences hors de la grille de lecture qu’il propose. Par exemple, prises dans la logique de responsabilité individuelle promue par ce discours, les personnes victimes de harcèlement moral s’épuisent souvent à se demander en quoi elles sont responsables de ce qu’elles vivent plutôt que de questionner les dynamiques à l’œuvre, alors même que dans certaines organisations, le harcèlement a pu être érigé en méthode.

Existe-t-il une issue à une telle situation critique?

Le discours managérial est un outil de communication, dont peuvent se servir tant les managers que les employés. C’est quand il devient une «novlangue» – selon le néologisme proposé par Orwell dans son roman 1984 pour désigner la langue imposée par le régime totalitaire fictif d’Oceania à ses habitants pour limiter la pensée critique – qu’il devient toxique. Le discours managérial n’est pas fait pour exprimer les émotions. Il en étouffe l’expression et nous prive alors d’accès à tout un monde de sens. Reconnaître dans les organisations la place des émotions négatives en tant que signes d’alerte, en invitant les sujets à les exprimer d’abord, à les questionner ensuite, plutôt qu’à les «gérer» et les étouffer, serait un moyen de limiter l’effet pervers du discours managérial en le remettant à sa place d’outil; un outil de travail parmi d’autres. Pour cela, il serait nécessaire d’ouvrir, au sein des organisations ou en dehors, des espaces pour parler des émotions liées au vécu au travail, des espaces proposant une écoute non jugeante et ouverte aux images. Tout un monde de questionnement du vécu au sein des organisations et d’amélioration de celui-ci pourrait s’ouvrir, si l’on prenait le temps d’entendre les mots dans leur épaisseur et de réfléchir sur les représentations qu’ils suscitent.