14 mai 2024

Interculturel, le temps des identités

À propos du dossier Le temps des identités, dirigé par Pierre Robert Cloet et Philippe Pierre, Revue économique et sociale, “Management interculturel, les dimensions oubliées, 2017, vol. 71, n°3, 84 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, novembre 2017.

Pierre Robert Cloet est professeur, codirecteur du Master Humanités et Management de l’Université de Paris Nanterre.

Philippe Pierre est sociologue, consultant et codirecteur du Master en Management de l’Université Paris-Dauphine.

P. Pierre et P.-R. Cloet en 5 dates :

(Philippe Pierre)

  • 1989 : chute du mur de Berlin et passage apparent d’une logique binaire à une logique sociopolitique « multipolaire ».
  • 1992-2008 : carrière de DRH au sein Total puis de L’Oréal – Il faut bien manger !
  • 2000 : doctorat de Sociologie à Sciences Po Paris sous la direction de Renaud Sainsaulieu – Il est plaisant de réfléchir !
  • 2003 : parution de Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation – Il est intéressant d’essayer d’anticiper ce qui va nous arriver !
  • 2008 : parution de Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise – Il faut bien espérer !

(Pierre Robert Cloet)

  • 1984 : doctorat d’État en médecine vétérinaire.
  • 1989-2010 : carrière de cadre dirigeant dans l’industrie pharmaceutique.
  • 1997 : ma fille pointe le bout de son nez.
  • 2012 : master en Management interculturel de l’Univ. Paris Dauphine.
  • 2015 : professeur associé et codirecteur du Master Humanités et Management de l’Université Paris Nanterre.

Perspective:

Dans le domaine du management interculturel, les approches basées sur les comparaisons nationales, longtemps hégémoniques, montrent toutes leurs limites dans le monde d’aujourd’hui. Une autre approche tend à s’imposer qui se base, elle, sur le couple culture/identité. Rencontre avec ses principaux promoteurs et explications.

Interview :

Les approches courantes en management interculturel ne vous satisfont pas : pourquoi ?

La plupart des approches proposées et popularisées en management interculturel, au-delà de leur valeur fondatrice indéniable, présentent des individus figés dans les représentations, souvent nationales, donnant une prépondérance aux racines de leur naissance plutôt qu’aux ailes de leurs déplacements. C’est comme si chaque personne était assignée à « résidence identitaire » en fonction de son seul lieu de naissance et de sa seule appartenance nationale ! L’approche culturaliste que nous critiquons est donc souvent binaire et il convient d’en sortir une bonne fois pour toutes. La culture ne nait jamais, elle continue. Comment dès lors penser les bricolages, les tiraillements entre cultures nourricières et cultures des pays ou régions d’accueil ? Quel nom donner à la multiplication des pôles d’identification ? Mondialité ? Les temps présents nous invitent à une pensée « en archipel » et à des principes de recherche interdisciplinaire qui en appellent ensemble à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, au management aussi quand celui-ci est utile… Sous l’effet des diasporas, des migrations, des rapprochements d’organisations (fusions, acquisitions, alliances…), des mobilités géographiques, familiales, estudiantines… il est temps de sortir du découpage rassurant des frontières nationales propres aux travaux de Geert Hofstede et à ses zélateurs, et à une conception de l’identité au travail toute entière dominée par sa « culture d’origine » !

Que proposez-vous ?

Un regard renouvelé. La globalisation est souvent associée à l’idée d’homogène, de village global. Il y a une disqualification du trajet, de l’itinérance au profit de ce qui est stable, permanent. On y évoque peu les passages individuels d’une forme culturelle à une autre, ce qui participerait d’une « trajectographie », pour reprendre les mots de Paul Virillo. Or, en coulisses, se terrent de nombreuses valeurs qui font qu’en management interculturel, il est temps de penser ensemble cultures et identités. Il n’existe pas d’élite homogène en ses pratiques et ses représentations. Il n’est pas de managers en forme de couteaux suisses, parfaitement adaptables en tous lieux ! Nous souhaitons nous intéresser par nos enquêtes d’abord aux vécus individuels qu’à ce qui est inscrit sur le passeport, que ce soit la nationalité, l’âge, le sexe… et comprendre quelles stratégies personnelles sont mises en place dans des environnements variés et changeants.

En quoi votre approche permet-elle de mieux saisir l’actualité de la question ?

Notre monde actuel et futur est comme nous le développons dans nos publications plus un entrecroisement de plantes rhizomatiques qu’une juxtaposition de chênes solidement enracinés dans leur sol. Dit autrement, cette métaphore botanique, comme en « archipel », permet de poser la question de la coopération et des échanges, des rapports au pouvoir et à la puissance d’agir pour reprendre les termes de Spinoza. De fait, les individus sont non seulement amenés à bouger, mais aussi et surtout à expérimenter des changements sociaux. Nos travaux viennent ainsi contester l’idée que l’appartenance nationale soit plus fondamentale et plus décisive dans la construction de l’identité culturelle que l’appartenance à un autre type de communauté.

 Quels prolongements votre démarche pourrait-elle proposer ?

Deux ouvrages viennent compléter le dossier de la RES (Le temps des identités) et concrétiser notre démarche en cette fin d’année : Pierre-Robert Cloet, Alain-Max Guénette, Evalde Mutabazi et Philippe Pierre, Le défi interculturel. Enjeux et perspectives pour entreprendre, et Pierre-Robert Cloet et Philippe Pierre, L’Homme mondialisé. Identités en archipel de managers mobiles (aux éd. L’Harmattan). Nous souhaitons poursuivre avec les personnes intéressées, nos propres étudiants, des dirigeants d’entreprises et des partenaires sociaux, l’exploration de dimensions oubliées du management, pour reprendre les termes de Jean François Chanlat. Outre l’approfondissement de la métaphore du rhizome, il conviendrait de creuser cette injonction permanente à la mobilité de nos sociétés, de cerner l’évolution des dimensions spatio-temporelles, de la communication à distance, de nouveaux rapports de force et de domination associés à l’économie dite « collaborative » ou aux entreprises dites « libérées »… Bref, plus que jamais, l’urgence est de revenir sur les idées reçues, de se casser les os de la tête et de donner sa place à une convergence pluridisciplinaire qui donnerait au management interculturel toute la valeur qu’il mérite.