14 mai 2024
Jamais seul

Ces microbes qui nous aident à vivre

À propos de l’ouvrage Jamais seul : Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, de Marc-André Selosse, éditions Actes Sud, 2017, coll. Nature, 370 pages, postface de Francis Hallé.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, octobre 2017.

Marc-André Sélosse est professeur au Muséum national naturelle de Paris et à l’université de Gdańsk (Pologne).

M.-A. Selosse en 5 dates:

  • 2000 : parution de « La symbiose » (Vuibert).
  • 2004 : découverte de plantes qui consomment des champignons.
  • 2013 : nomination au Muséum.
  • 2015 : publication de ses premiers travaux scientifiques sur la Truffe.
  • 2017 : parution de « Jamais seul » (Actes Sud).

Perspective:

Quoiqu’ils aient mauvaise réputation, les microbes jouent un rôle essentiel, car les organismes vivants, végétaux ou animaux, dépendent intimement d’eux pour contribuer à leur nutrition, leur développement, leur immunité ou même leur comportement. Telle est la leçon de ce véritable « livre de chevet » de biologie qui propose une épistémologie où l’égoïsme a peu de place : l’auteur défend que nous sommes toujours pris dans un réseau d’interactions (microbiennes) et nous ne sont ainsi jamais seuls ! L’ouvrage scientifique est une ode à la diversité et à la coopération qui se laisse lire : un ouvrage à la fois savant et profane.

Interview:

Un des maîtres mots dans votre livre est celui de « symbiose ». Quelle acception en donnez-vous ?

Historiquement, et conformément à l’étymologie, symbiose désigne le fait de vivre ensemble, donc une coexistence étroite, côte à côte, d’individus de deux espèces. Mais en français, le plus souvent, et dans le livre en particulier, on utilise un sens plus restreint : j’ai voulu montrer ces nombreux cas où la vie ensemble offre des bénéfices réciproques aux partenaires qui coexistent. Comme ces bactéries de notre intestin que nous abritons et nourrissons d’une partie de nos aliments ; de leur côté, elles nous aident à digérer, nous défendent des pathogènes et, on s’en rend compte ces dernières années, elles façonnent notre développement dans l’enfance et… jusqu’à notre humeur !

Les symbioses microbiennes sont générales : c’est une véritable révolution scientifique, qui découvre que, derrière toutes les propriétés des plantes et des animaux, se cachent de minuscules microbes coopérateurs. Nul ne songe à nier l’existence de maladies, de pathogènes : mais voilà que l’invisible nous enseigne que la coopération est une des forces qui construisent le monde… Au fond, quand tout va bien, c’est aussi grâce à ces microbes-là ! Cette découverte du rôle des microbes est tardive, car ils sont peu visibles, mais aussi parce que les relations de compétition ou de prédation avaient éclipsé la coopération dans notre vision du monde vivant.

Votre ouvrage grouille d’exemples d’apports mutuels entre organismes. Pouvez-vous en reprendre un ou deux ?

J’ai voulu raconter le vivant en dégageant cette composante microbienne qu’on découvre actuellement à partir de multiples historiettes : alors, le choix est difficile… Mais voilà deux exemples qui redessinent ce qu’on croit connaître au quotidien.

Prenons un arbre : savez-vous que sans des champignons qui colonisent ses racines, comme les truffes ou les girolles, il ne peut exploiter le sol ni y prélever des ressources minérales ? Devinez-vous que ce sont d’autres microbes qui façonnent sa forme, en éliminant les branches à l’ombre, en un élagage naturel qui sculpte l’aspect lisse du tronc ? De multiples microbes, champignons et bactéries, et même de minuscules acariens colonisent les feuilles, qu’ils défendent contre les parasites. Et finalement, si les cellules des feuilles sont vertes, c’est qu’elles abritent des bactéries porteuses de chlorophylle qui réalisent la photosynthèse pour l’arbre ! L’arbre est un immeuble à microbes qui l’aident à vivre…

Venons-en au lait humain : on croit si bien le connaître qu’on fait des laits synthétiques, dits ‘maternisés’. Mais on n’y inclut pas un groupe de composés du lait maternel : des polysaccharides, dont le rôle était inconnu et dont la synthèse est difficile. Pourtant, ils sont plus abondants dans le lait humain que les protéines ! Or, ils se sont avérés être des aliments pour des bactéries, comme des Bifidus. Ils accélèrent l’installation dans le tube digestif de bactéries favorables à la santé de l’enfant. Les mamans nourrissent donc aussi, sans le savoir, des bactéries !

Votre ouvrage semble promouvoir une vision des relations entre les êtres vivants : comment la caractériseriez-vous ?

Dans « Jamais seul », j’ai essayé de construire deux idées, autour d’exemples animaux et végétaux, mais aussi des pratiques quotidiennes de nos civilisations. La première est que les microbes sont partout, en nombre, en fonction. Il n’y a pas de complot microbien : juste une dépendance réciproque entre eux et tout ce que nous observons.

La seconde est à ranger au nombre des révolutions coperniciennes, qui nous expliquent que nous ne sommes décidément pas le Centre du Monde. Un organisme, un individu, cela n’existe pas en soi. Chaque humain, chaque animal, chaque plante est une carcasse qui abrite une communauté microbienne et une multitude d’interactions entre ces microbes et la carcasse. Là où la biologie classique avait vu des organismes, il faut voir des interactions entre ceux-ci. Notre biologie, qu’on le veuille ou non, est liée à notre philosophie et à l’individualisme occidental : cela s’est transposé en une vision basée sur l’organisme comme entité autonome (l’arbre, le chien, l’homme…). Manque de chance, c’est l’interdépendance et un entre-tissage avec des microbes que raconte le monde aux biologistes.

Il faut changer notre vision du monde et y intégrer des microbes, l’interdépendance, et la symbiose (donc la coopération). J’esquisse dans ce livre les perspectives qu’ouvre le levier microbien dans la santé, la production alimentaire et la gestion de l’environnement. Ce ne sera pas une panacée et les méthodes restent à définir, mais l’enjeu est là, et moderne : n’être plus jamais seuls.