14 mai 2024
L'action contrainte

L’entreprise supposée libératrice

À propos de l’ouvrage L’action contrainte: organisations libérales et domination. David Courpasson, Presses universitaires de France, 2000, xxx pages.

Compte-rendu effectué avec Hugues Poltier, paru dans les pages Carrière du journal Le Temps, rubrique Le livre de la semaine, le 26 janvier 2001.

La mode du tout libéral qui a envahi nos esprits, avec son vétilleux corollaire, l’entreprise libératrice, nous a presque fait oublier les réalités basiques de la vie économique, traversées par les rapports de domination. Ceux-ci ont pourtant été analysés sous toutes les coutures par nombre de théoriciens. Depuis une trentaine d’années toutefois, il est devenu ringard d’évoquer cette question. Le monde lisse des libéraux au sens économique du terme et de leurs alliés objectifs, les sociologues des organisations, n’y autorisaient pas. C’est précisément contre les idées de ces derniers que s’insurge David Courpasson, professeur à l’École de management de Lyon.

Se dressant contre les explications hégémoniques dans la veine de la logique entrepreneuriale douce en vogue aujourd’hui, ce jeune sociologue soutient que «le management libéral relève d’une logique de domination plus que d’une logique d’émancipation.» Pour cela, il s’appuie tant sur une lecture de classiques du management que sur l’analyse de cas concrets de transformations organisationnelles récentes qu’il a lui-même directement étudiées. On prétend que la bureaucratie arriverait à sa fin. «Allons donc!», dément Courpasson, jamais les grandes entreprises n’ont été aussi bureaucratisées, autant dominées par la règle. Les processus de rationalisation servent justement à illustrer les tendances de plus en plus fortes à la concentration du pouvoir et au management par la menace dans les entreprises contemporaines: autrement dit, au despotisme, puisque celui-ci est défini classiquement comme l’«exercice concentré de la puissance, dans un espace où les actions sont guidées par la crainte, la peur et la menace».

Le livre de David Courpasson vient à point nommé, car il faut faire la lumière sur cette véritable occultation de la notion de domination dans le champ des études organisationnelles. Et, au-delà, montrer la domination comme l’impensable, voire le refoulé du courant théorique dominant. Pour finir, s’interroger sur les enjeux de cette occultation, en particulier celui de la légitimation du capitalisme en tant que régime social global. Comment alors penser le retour de la question de la domination dans les organisations? Comme l’aube d’une remise en cause globale du capitalisme? Ou, au contraire, comme l’indice de ce qu’il est désormais inexpugnable, indemne de toute critique possible? De ce que désormais, la fatalité du capitalisme débouche sur une lucidité cynique désabusée? Un des intérêts de l’ouvrage de David Courpasson, c’est de permettre que ces questions soient remises à l’ordre du jour.