15 mai 2024
Banalité du mal

L’entreprise, ce lieu où l’on apprend à «faire subir ce que l’on réprouve»

À propos de l’ouvrage Souffrance en France: la banalisation de l’injustice sociale, de Christophe Dejours, éditions du Seuil, 1998, 200 pages.

Article paru en mars (?) 1998 dans Le Journal de Genève et Gazette de Lausanne, rubrique: Économie.

Accroche de la rédaction:

Psychologie du travail. Il est aujourd’hui massivement question de leadership ou d’aménagements structurels, mais on parle rarement de leurs effets sur la santé de l’âme.

Texte:

Parce que «la peur est entrée dans le monde du travail», l’entreprise est devenue un lieu d’apprentissage et d’accoutumance aux injustices; les salariés y apprennent à les commettre. «Nous acceptons massivement de subir, mais également d’apporter une contribution enthousiaste à des actes que nous réprouvons», constate Christophe Dejours, auteur d’un ouvrage intitulé «Souffrance en France: la banalisation de l’injustice sociale». On est très loin ici de la vision lumineuse de l’entreprise généralement offerte par les théories des organisations. Que ce soit par le biais de l’histoire ou celui de l’économie, celles-ci sont en effet toujours présentées comme une solution claire en regard de l’horrible confusion qui règne sur le marché. Historiens et économistes montrent que la solution entrepreneuriale moderne présente un progrès: «fiat lux». Les théories du management, qui s’emploient à réfléchir aux solutions relatives à la coordination des activités de l’entreprise, n’échappent pas à cette tentation. Les approches managériales ont en effet toutes un dénominateur commun: le souci de la transparence. Organisation-lumière et management-transparence sont ainsi deux traits caractéristiques des conceptions les plus courantes relatives à l’entreprise. Vision quelque peu idéologique. Car, lorsque l’on travaille dans ces organisations, on s’aperçoit bien qu’il ne s’agit là que de l’aspect vitrine. La réalité n’est pas si lisse. Dans la plupart des livres de management, il est massivement question de leadership, de culture et d’aménagements structurels notamment, mais il est rarissime que l’on y parle des effets des systèmes de management sur les hommes et les femmes en chair et en os. (Nul n’est irremplaçable énonce un adage, malheureux en l’occurrence.) Pourtant, des études de plus en plus nombreuses, effectuées par des équipes comprenant des médecins du travail, montrent qu’il y a de quoi s’inquiéter devant les conséquences des systèmes de management sur la santé physique et mentale des salariés. Hélas, toutes sont pour ainsi dire menées sous le sceau de la confidentialité.

Banalisation du mal

«Nous acceptons massivement de subir, mais également d’apporter une contribution enthousiaste à des actes que nous réprouvons», constate donc Christophe Dejours. Que l’on pense aux décisions brutales de licenciement, à la mise à la porte de personnes par leurs collègues, aux incitations à démissionner, à l’utilisation cynique de deux ou plusieurs personnes en contrat à durée déterminée en faisant miroiter un contrat à durée indéterminée pour «le meilleur», etc. Des actes parmi bien d’autres que consultants, directeurs des ressources humaines et autres cadres effectuent chaque jour, menant normalement à bien les missions qui leur ont été confiées; mais des actes qui leur font mal, néanmoins.

Psychiatre et psychanalyste, professeur en psychologie du travail, Christophe Dejours analyse le mécanisme de protection individuelle et collective qui conduit à oublier de tels actes. Il reprend notamment le thème de la banalité du mal, abordé il y a quelques décennies par la philosophe Hannah Arendt (cf. Eichmann à Jérusalem, Gallimard). Nous faisons du mal et cela nous fait mal aussi. Alors, nous essayons de nous protéger pour oublier ces actes. Tel est le mécanisme qu’analyse Christophe Dejours. «Par banalisation du mal, nous n’entendons pas seulement l’atténuation de l’indignation face à l’injustice du mal, mais, au-delà, le processus qui, d’une part dédramatise le mal, et qui, d’autre part, mobilise progressivement une quantité croissante de personnes, au service de l’accomplissement du mal, et fait d’elles des collaborateurs «d’un nouveau système de direction des entreprises qui repose sur «l’utilisation méthodique de la menace et sur une stratégie efficace de distorsion de l’information». Les cas de souffrance au travail ont certes toujours existé, mais, pour Christophe Dejours, «ce qui est nouveau, c’est seulement le fait que ce système puisse passer pour raisonnable et justifié. C’est qu’un système qui produit et aggrave constamment souffrance, injustice et inégalités puisse faire admettre ces dernières pour bonnes et justes. Ce qui est nouveau, c’est la banalisation des conduites injustes qui en constituent la trame». Comment acceptons-nous l’inacceptable? En étudiant la manière dont joue aujourd’hui le rapport au travail, on peut comprendre, selon l’auteur, quelque chose d’essentiel à l’édification du système nazi. Cette idée de faire un parallèle entre un totalitarisme et le néolibéralisme est à première vue osée, voire choquante, mais tout de même: comment comprendre que des personnes participent à ce qu’elles réprouvent? Il faut, insiste l’auteur, autre chose que l’obéissance aux procédures: il faut du zèle. Le zèle des seconds couteaux s’entend.

Travailler à outrance

Au-delà de la critique développée dans l’ouvrage, du système libéral et de son parallélisme avec le nazisme, les personnes travaillant en entreprise se reconnaîtront probablement dans les exemples de détresse individuelle contenus dans ce livre et dans les mécanismes de défense que nous déployons pour nous dégager de notre culpabilité, de notre souffrance morale. Par exemple, en s’imposant «des œillères volontaires». S’arranger pour ne pas voir ce qu’on souhaite ne pas voir. Décider sans vouloir analyser les conséquences de nos décisions. Ou bien encore, en se réfugiant dans le travail à outrance. Il est vrai qu’en travaillant de plus en plus, on ne pense plus. En anesthésiant sa propre souffrance, explique Christophe Dejours, on ne peut plus être sensible à celle des autres.

Injustice banalisée

Dans «Souffrance en France», la banalisation de l’injustice sociale, l’auteur s’efforce de mettre au jour le processus de banalisation par le mal. L’incapacité que l’on a de se révolter contre les injustices, il en voit la source dans la volonté – de la part des différents partenaires sociaux, et notamment des syndicats – d’avoir toujours refusé de prendre en compte l’aspect subjectif de la souffrance au travail. De l’avoir toujours niée.

Les exemples relatifs à la souffrance au travail convoqués par Christophe Dejours au long de chapitres, exemples pris dans des lieux manufacturiers, n’étonneront que ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine. L’entreprise est aujourd’hui une institution sociale importante. Il serait peut-être important que soient mis sur la place publique les rapports les plus récents effectués en leur sein par des équipes comprenant des personnalités indépendantes, dont des membres du corps médical. C’est peut-être ce que suggère in fine cet ouvrage. En attendant, la lecture de ce livre difficile à affronter montre clairement, une fois encore, que nul ne peut se cacher derrière quelque forme d’innocence que ce soit.