15 mai 2024

De la Grèce à la Chine et retour

À propos de l’ouvrage de François Julien: Un sage est sans idée, ou l’Autre de la philosophie, éditions du Seuil, 1998

Interview mené avec Virginie Guénette et paru dans le Bulletin des HEC de Lausanne, rubrique Éclats de Livres, en 1998

Perspective:

François Jullien est Professeur à l’Université de Paris VII où il dirige la section «langues et civilisations orientales». Il préside par ailleurs le Collège International de Philosophie. Philosophe, helléniste, mais aussi sinologue, il a choisi de s’écarter de la terre natale de la philosophie – la Grèce – afin de retrouver une initiative théorique. Il effectue donc un «détour stratégique» par la Chine, en vue de réinterroger les partis pris enfouis de la Raison européenne et de remonter dans son impensé. Mise en perspective de son livre.

Autres ouvrages de F. Julien:

  • Lu Xun, écriture et révolution, Presses de l’École Normale Supérieure, 1979;
  • La valeur allusive, École française d’Extrême Orient, 1985;
  • Procès ou création: une introduction à la pensée chinoise, Seuil, 1989;
  • La propension des choses: pour une histoire de l’efficacité en Chine, Seuil, 1992;
  • Éloge de la fadeur, Picquier, 1991;
  • Figures de l’immanence: pour une lecture philosophique du Yiking, Grasset, 1995;
  • Le détour et l’accès: stratégies du sens en Chine, en Grèce, Grasset, 1995;
  • Fonder la morale: dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières, Grasse, 1995;
  • Traité de l’efficacité, Grasset, 1997.

Interview:

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la pensée chinoise?

J’ai choisi la Chine afin de prendre un recul par rapport à la Grèce qui est, comme chacun le sait, le berceau de la philosophie européenne. En rompant avec une certaine familiarité à cette pensée grecque, je me constitue un point de vue d’extériorité.

Pourquoi précisément la Chine?

D’abord, parce qu’il me fallait sortir des langues européennes et des rapports d’Histoire. Cela excluait donc le recours au sanscrit, comme à l’arabe ou à l’hébreu. Ensuite, parce qu’il me fallait rencontrer une pensée originaire explicitée dans des textes. Cela rendait moins intéressant un possible détour par le Japon, qui est un cas dérivé de la Chine, ou par l’Afrique ou l’Amérique, car je suis philosophe et non pas anthropologue. Le seul cas de figure restait donc la Chine. Ce n’est pas l’aspect exotique qui m’attire, mais l’occasion de penser que la Chine me procure. Ma démarche s’inscrit clairement dans une stratégie de «détour» d’un cadre de pensée à un autre.

Vous faites en quelque sorte une comparaison entre deux pensées? …

Non. Je ne suis pas comparatiste, car pour comparer il faut pouvoir diviser une page en deux et effectuer des parallèles. Cela est encore possible entre l’Inde et l’Europe, toutes deux participant d’un fond commun, notamment la parenté linguistique. Mais cela n’est pas chose possible dans le cas de la Chine et de l’Europe. Pour exprimer cette impossibilité, j’utiliserais le terme d’«hétérotopie» – opposé à utopie – proposé par Michel Foucault: il signifie qu’il n’y a aucun lieu commun, les pensées chinoises et européennes ayant été largement «indifférentes» l’une à l’autre.

Quel est le fil conducteur de vos travaux?

Tout mon travail consiste à essayer de sortir les deux pensées de leur indifférence mutuelle pour arriver à opérer un vis-à-vis. Dans chacun de me livres, j’essaie de faire un montage progressif pour aller d’un cadre de pensée à l’autre. En me plaçant du point de vue d’un des deux cadres, je tente d’opérer un dévisagement de l’une par l’autre.

Vous dites entreprendre un détour. Qu’en attendez-vous?

D’un détour par la Chine, j’attends d’abord une autre intelligibilité. C’est un dépaysement radical. Et puis, j’attends aussi un «retour». C’est-à-dire qu’à partir d’un point de vue d’extériorité, je reviens sur les partis pris, par lesquels s’est développée la raison européenne. Ces partis, ces présupposés, enfouis et donc non interrogés, sont considérés comme autant d’«évidences». Mon but consiste alors à remonter dans ce qui dans notre tradition de pensée n’est précisément pas pensé. En m’y prenant de la sorte, il est clair que j’assume un risque: celui de ne pouvoir m’adosser à la tradition des notions et des doctrines, à toute une filiation souterraine de la pensée.

Mes différents livres se suivent de façon à aborder, par un biais ou par un autre, des thèmes divers: la stratégie, la morale, l’esthétique, la sagesse… En fait, tous ces points se ramifient entre eux pour tisser une sorte de grand filet que je tends entre la Chine et l’Europe de façon à capter un impensé. Tout autant notre impensé, que celui de la Chine.

La Propension des choses traite de l’idée, reprise dans le Traité de l’efficacité, que le monde n’est que processus. La pensée s’attache donc à suivre la «propension» qui conduit ledit processus. On trouve le terme de «propension» chez Leibniz (18e s .) un des premiers penseurs européens à s’être intéressé à la Chine. Ce terme s’oppose à «providence». Il renvoie à une pensée immanente, à une pensée de la tendance. Au lieu d’expliquer le monde à l’aide de la catégorie de «causalité», on l’interprète en Chine en terme de «propension». Le monde étant conçu en termes de processus, ce qui dirige la réalité du processus est la propension, la tendance.

Dans Éloge de la fadeur, j’emprunte un biais esthétique en analysant pourquoi et comment la notion de «fade» est une qualité essentielle dans la tradition chinoise. On parle d’un son fade, d’un sens fade, d’une peinture fade, etc. Le fade, parce qu’il n’attire pas l’attention, ni ne braque, donc n’exclut aucun possible, est une valeur positive. La fadeur est une saveur qui, parce qu’elle n’est pas prononcée, garde entière la disponibilité.

Le Détour et l’accès porte sur la stratégie du sens, sur tout ce qui tourne autour de l’allusif, de l’indirect, du biais, dans la tradition chinoise. La vision stratégique chinoise n’est pas celle de l’affrontement. Elle n’est pas non plus celle d’un discours qui chercherait à cerner son objet, mais plutôt à l’évoquer en s’en tenant à distance. Une «distance allusive» à l’égard du thème abordé. J’examine les raisons philosophiques qui ont valorisé ce type de pensée et d’expression en Chine. L’idée chinoise, c’est qu’il faut toujours qu’il y ait un «au-delà des mots» afin que le sens ne s ‘épuise pas et reste ainsi fécond.

La Chine est-elle restée selon vous à un stade pré-philosophie, comme on le dit souvent?

Non; et contrairement à ce que prétend l’histoire occidentale de la philosophie. Certes, la Chine ne dispose pas de la notion d’«être», pas plus qu’elle n’est passée par le clivage muthos-logos (mythe-discours). Mais elle a su inventer ses marqueurs d’abstraction. Loin d’être restée dans l’enfance de la philosophie, je pense que la pensée chinoise a tout simplement exploité d’autres sources possibles d’intelligibilité.

Cette pensée, comment la caractériseriez-vous en quelques mots?

Le cadre de la philosophie grecque, et donc européenne, suppose un dédoublement du monde entre le sensible et l’intelligible. Cela n’est pas le cas dans la pensée chinoise, et c’est pour cela qu’elle n’a pas pensé la notion d’«être» qui est la catégorie principale de la pensée grecque. Dans la perspective de la pensée chinoise, le monde, la réalité, n’est fait que de processus, la totalité des processus du réel étant ce qu’on appelle le «Ciel». D’où une transcendance du «Ciel» – mais c’est une transcendance par totalisation de l’immanence: ce qui revient à penser le «Ciel» comme nature – par rapport aux individus qui n’ont qu’un accès limité aux dits processus.

Dans Le détour et l’accès, vous adressez une critique à la pensée chinoise (Cf. chap.IV: «La dissidence impossible»). Vous reprenez cette critique dans les dernières pages du Traité de l’efficacité. Quels sont les points faibles de la pensée chinoise, selon vous?

Je dirais que ce qui m’étonne le plus dans cette pensée, c’est son manque d’aventure. Je n’ai jamais vu valoriser en Chine le statut de la question, de l’interrogation ou du doute. J’écris à la fin du Traité de l’efficacité que pour moi le premier philosophe c’est Ulysse, car il voyage et se risque. Au fond, la pensée européenne, d’origine grecque, est une pensée aventureuse: la langue grecque manie à souhait l’hypothèse et le risque. Ce qui me frappe en revanche dans la pensée chinoise, c’est l’inverse.

Ainsi, ce qui me semble manquer à la pensée chinoise, c’est la pensée d’un dehors, d’une véritable extériorité. Il y a le monde des processus, et puis c’est tout. C’est d’ailleurs à cause de cela qu’elle n’a pas pensé la liberté. Dans la tradition de la pensée grecque, la liberté est adossée à la transcendance. Dans mon ouvrage Fonder la morale, un chapitre s’intitule «Sans l’idée de la liberté», en opposition à la conception de Kant (18è s.) «sous l’idée de la liberté».

Quelle est la différence entre un philosophe et un sage chinois?

La philosophie grecque, dont Socrate constitue un moment décisif, se caractérise par la quête de la vérité, tandis que le sage chinois est celui qui évite la partialité, et non pas l’erreur. Le sage ne se cantonne dans aucune position, et ne bascule d’aucun côté. C’est la condition de sa disponibilité à la totalité du réel qu’il peut ainsi embrasser dans toute sa variation. «Le sage est sans idée» est une expression attribuée à Confucius: avoir une idée, ou plutôt avancer une idée, c’est déjà avoir un parti pris sur la réalité. C’est privilégier un aspect au détriment d’un autre, et donc devoir rattraper en dialectisant sans fin ce qu’on a commencé par laisser tomber. D’où l’histoire de la philosophie; la sagesse, elle, est sans histoire.