10 mai 2024

Défis de fin de siècle: la vision du “Club de Budapest”

À propos de l’ouvrage Les défis du troisième millénaire, de Ervin Laszlo, éditions Village mondial, 160 pages.

Interview de Ervin Laszlo paru dans le Journal de Genève et Gazette de Lausanne en 1998.

Perspective:

Composé de nombreuses personnalités du monde scientifique, philosophique, littéraire, politique ou religieux – parmi lesquels le Dalaï Lama, Edgar Morin, Mikhaïl Gorbatchev et Élie Wiesel –, le “Club de Budapest” est présidé par son fondateur Ervin Laszlo. L’ouvrage de ce dernier “Les défis du troisième millénaire (Éditions Village mondial) représente en quelque sorte le premier “rapport” de ce club de réflexion. Dans les années 70, le “Club de Rome” avait prôné une halte à la croissance; aujourd’hui, le “Club de Budapest” en appelle à une nouvelle conscience planétaire.

Les défis du troisième millénaire, par Erwin Laszlo (présentation de Peter Ustinov, postface d’Edgar Morin), Éditions Village Mondial, 160 pages, 112 FRF.

Les problèmes qui se posent aujourd’hui à l’échelle mondiale, ne peuvent être appréhendés qu’à partir de nouvelles façons de penser et d’agir. Partant de ce constat, l’auteur s’attache d’entrée à pointer les “mythes obsolètes” qui nourrissent nos représentations. Un changement de cap s’impose, affirme-t-il: “il existe une meilleure façon de vivre, de produire et de consommer. Il est temps d’abandonner nos vieilles habitudes. ” (p.22)

Tous les acteurs: notamment les individus, les entreprises et les gouvernements, peuvent chacun à leurs niveaux favoriser la nécessaire transformation. Pour cela, il convient de “penser globalement”, d’agir avec “responsabilité” en élevant notre niveau de “conscience”. “Nous ne pouvons pas faire face à la transformation de nos systèmes économiques, sociaux et écologiques sans transformer notre propre conscience”, écrit-il. (p.111) Pensée globale et évolution, responsabilité et conscience, sont les notions centrales qui traversent l’ouvrage.

Interview:

Quel est votre combat?

C’est celui d’un homme qui réfléchit sur un monde en profonde transformation. Un monde dans lequel par exemple plus d’un milliard d’êtres humains vivent avec moins d’un dollar par jour, tandis que quelques centaines de super-milliardaires possèdent plus de richesses que trois milliards d’êtres humains. Mon combat consiste à réfléchir et à faire réfléchir les gens sur les transformations souhaitables aujourd’hui et de proposer des voies d’action.

Vous parlez de “défi”. Pourquoi le changement s’impose-t-il selon vous?

Cela peut être résumé en un mot: durabilité (sustainability). Les processus dominants du monde nous conduisent inéluctablement à des crises futures. Je suis convaincu qu’il faut rapidement changer de cap. Et, pour donner une direction à ce changement, une prise de conscience est absolument nécessaire, sans quoi la situation actuelle se détériorera de façon irrémédiable.

C’est pour cela qu’il est très important que nous modifions nos comportements et nos valeurs. Le défi réside dans notre capacité à changer. Quant à la réponse à ce défi, elle renvoie à notre responsabilité. Une nouvelle éthique est absolument nécessaire à tous les niveaux: celui des individus, celui des entreprises, celui des médias, et bien entendu celui des gouvernements.

Pouvez-vous préciser comment vous situez la responsabilité des entreprises?

Le rapport de force entre la sphère publique et la sphère privée s’est inversé au cours des dernières décennies. Les entreprises, représentant la sphère privée, sont devenues des acteurs économiques et sociaux centraux. Plus puissantes qu’une grande partie des États, les innovations auxquelles elles peuvent contribuer sont susceptibles d’avoir de réels impacts sur la vie en société et sur l’environnement.

Les gouvernements ont bien sûr une responsabilité en matière de bien public, de même que les individus peuvent également contribuer aux nécessaires transformations en cours par une modification de leurs habitudes. Mais cela n’est pas suffisant: les dirigeants de grandes entreprises doivent également prendre conscience de leur immense responsabilité.

Il n’est pas question d’attendre d’eux qu’ils deviennent altruistes. Si d’aucuns essayaient de façon isolée de faire quelque chose d’éthique ou d’altruiste, ils iraient tout droit à la faillite car des concurrents prendraient alors avantage de la situation. Prendre en compte les tendances à long ou moyen terme dans un souci de responsabilité collective représente un coût qu’aucun dirigeant ne peut supporter seul. Néanmoins, on ne peut continuer à agir comme si les problèmes posés aujourd’hui n’existaient pas. C’est pourquoi il faut créer les conditions d’une action commune.

Si l’on ne fait rien, on risque de se retrouver dans très peu d’années dans un monde invivable: on note déjà un changement de climat important, le manque d’eau se fait sentir en plusieurs parties du monde, les terres cultivables sont de moins en moins nombreuses, des migrations massives pointent – conséquence de la malnutrition, avec d’énormes risques épidémiques… Bref, on peut s’attendre à une situation de plus en plus chaotique dont le monde des affaires ne tirerait aucun avantage. Nul ne peut prétendre vivre seul dans un monde interconnecté!

Il en va donc des dirigeants de faire quelque chose. Et, comme ils ne peuvent pas agir de façon isolée, c’est leur propre intérêt que d’unir leurs forces. Les entreprises agissent bien de concert quand elles poursuivent des buts qu’elles ne peuvent atteindre seules: en matière de marketing, de technologies, etc. Voilà pourquoi il me semble qu’elles pourraient s’allier dans la poursuite de buts d’ordre éthique, dans chacun des secteurs industriels.

Vous proposez la création de “cercles de responsabilité totale” (CRT). Qu’est-ce à dire?

Ce que nous (Ndlr. le “Club de Budapest”) proposons, c’est de compléter l’idée de “Qualité totale”, aujourd’hui bien installée en management, par celle de “Responsabilité totale”: une qualité responsable à la fois vis-à-vis de notre société humaine et de la nature.

Vous avez marqué la dichotomie entre la sphère publique et la sphère privée et le rétrécissement de la première, et votre stratégie consiste à investir cette sphère de la notion de responsabilité. Un peu de la même manière, vous prenez en compte le déclin des grandes religions et vous semblez vouloir les remplacer dans leur fonction de “porteuses de sens” par la science, ou plutôt la “nouvelle science”…

Non, ce n’est pas mon intention. Le concept clé tient en un mot: “vision”. Une nouvelle vision de l’homme, de la nature et du cosmos. Nous avons tous en dernière instance une vision liée à chacun de ces niveaux, même si elle n’est pas toujours explicite. Par ailleurs, les mythes aux quels renvoient nos représentations sont souvent obsolètes: on travaille avec des visions du XIXè siècle, simplistes, newtonienne, mécanique, étroitement darwinienne, etc. Or, la “nouvelle science” nous offre une vision totalement différente du monde: un monde auto-créateur, auto-organisateur, systémique, holiste, où chaque partie est reliée à toutes les autres parties; un monde qui évolue sans cesse.

Toutefois, la science n’est pas la seule source de représentations. Les grandes philosophies intuitives, les systèmes mythiques, ou encore les mysticismes, ont eu l’intuition d’un monde uni, interconnecté, évoluant, et au sein duquel l’être humain est une partie organique… Les grandes religions ont d’ailleurs souvent construit leurs fondements spirituels à partir de ces intuitions de l’unité de l’homme, de la nature et de l’univers.

Cette “vision” va à l’encontre de celles qui conçoivent l’homme comme étant séparé de la nature et ayant le droit de la maîtriser et de la dominer. Cela a donné lieu à d’énormes progrès technologiques, mais aussi à des déplorables dégradations de la nature. Dans diverses parties du monde, les jeunes et toutes les personnes sensibles ressentent aujourd’hui le besoin d’une fondation spirituelle. C’est un signe positif pour notre avenir.

J’ai cru sentir au long de vos lignes une influence de Teilhard de Chardin…

Oui. L’idée de Teilhard de Chardin est que tout le monde évolue, que l’humanité évolue, surgissant du monde biologique et tendant vers Dieu. Et qu’au cours de cette évolution il y a, à partir de la conscience des hommes, quelque chose comme une conscience collective, ce qu’il appelle la “Noosphère”. Il dit en quelque sorte: quand nous arriverons au moment où il y aura suffisamment de personnes qui auront suffisamment pris conscience, alors il y a création d’une intensité qui est équivalent à une nouvelle étape de l’évolution. La “noosphère” devient alors consciente et se surimpose à la biosphère.

Cela me paraît être une idée très actuelle, parce que nous avons les moyens – grâce par exemple à l’Internet – qui permettent d’accélérer la naissance d’une conscience planétaire, d’un cerveau planétaire. Si Teilhard de Chardin vivait encore, il dirait sûrement que nous sommes au seuil de la création d’une telle intensité, et que nous avons affaire à une “noosphère”.