14 mai 2024
Les réseaux sauveront le monde

Le réseau comme fait social total

À propos de l’ouvrage Et les réseaux sauveront le monde ? Essai sur l’idéologie réticulaire, de Simon Borel, éditions Le Bord de l’eau, 2014, 320 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, décembre 2014.

À en croire certains auteurs, la modernité aurait laissé place à un monde constitué de réseaux qui constitueraient la caractéristique essentielle de notre postmodernité. Un auteur dessine les contours de cette représentation.

Les discours sur les réseaux sont aujourd’hui florissants et foisonnants. À entendre leurs auteurs, le monde actuel se présente comme essentiellement constitué de réseaux.

Les réseaux sauvent-ils ou détruisent-ils le monde ? L’ouvrage propose d’analyser les impensés éthiques et politiques de l’idéologie des réseaux. Quel est le degré de nouveauté du monde réticulaire ? Que subsiste-t-il et que doit-il subsister du monde ancien ? Quel est le statut de la gratuité et que devient le don dans ce monde nouveau ? Qu’est-ce qui explique la formation du monde des réseaux ? Quel est son avenir possible ?…

Cet ouvrage éclairant sur l’usage du concept de réseau est tiré du travail de thèse de l’auteur, thèse intitulée L’axiomatique des réseaux entre réalités sociales et impensés éthico-politiques et non l’idéologie des réseaux. Le réseau s’est imposé aujourd’hui comme « la nouvelle forme sociale contemporaine symbolisant les connexions de milliards d’individus et d’objets dans un espace-temps immatériel, déterritorialisé, fluide et où circulent instantanément des myriades d’informations dans une parfaite immédiateté communicationnelle ». Nous vivrions dans un monde où « les liaisons numériques rassembleraient des individus de plus en plus connectés à distance et insérés dans leur communauté portative déterritorialisée. » Cela dit, que vaut réellement cette représentation du réseau et du monde qu’il est censé constituer, questionne Simon Borel ? En tous les cas, avance-t-il, ladite représentation prétend constituer un fait social total et elle exprime une véritable axiomatique, c’est-à-dire « un ensemble des vérités évidentes, indiscutables et non démontrées qui président à la compréhension de l’action et de l’organisation sociale ». L’auteur reprend les grands principes constitutifs de cette axiomatique, au nombre de quatre : la virtualité – soit l’absence d’attaches spatio-temporelles –, la connexité – où tout est censé renvoyer à tout –, la transparence – où chacun est visible jusque dans son intériorité – et la liberté de circulation des agents supposée parfaite. Autrement dit, est ici défini, affirme-t-il, un univers post-sociétal ou postmoderne, dans lequel la connexion, la communication, l’information, les libres agencements, la virtualité, et la transparence supplanteraient un à un : le lien, la relation, le symbole, l’institution, la réalité du face-à-face, l’opacité des organisations hiérarchisées et fonctionnalisées. Ainsi vont de nos jours les discours sur les réseaux, florissants et foisonnants, et à entendre leurs auteurs, qu’ils soient des thuriféraires ou plutôt critiques, le monde actuel se présenterait comme essentiellement constitué de réseaux, un monde devenant pleinement virtuel, connecté, transparent, hétérarchique et horizontal. Or, tout cela est d’autant plus problématique, prétend Simon Borel, qu’il est devenu difficile aujourd’hui d’avoir des débats et des discussions – que ce soit sur le plan économique, politique, culturel, social ou scientifique –sans passer par les réseaux, sans rappeler l’importance cruciale des technologies de l’information et le caractère révolutionnaire du numérique.

La vague de la représentation d’un monde réseau, insiste Borel, traverse les sciences sociales, les discours analytiques et scientifiques des réseaux, les discours politiques, idéologiques et militants, apologétiques ou critiques des réseaux. L’auteur nous donne à voir les différentes théories, discute les idées qui les portent et les angles entrepris. Ainsi, un chapitre est consacré à la figure intellectuelle de proue du monde des réseaux, Manuel Castells, dont le travail « interprète notre contemporanéité à travers l’auto-organisation et l’autorégulation des systèmes complexes » sans cependant développer de questionnements normatifs, « ni sur le rapport entre l’économie et la société, ni sur la forme politico-symbolique dans laquelle s’inscrit la société en réseau. » Borel inspecte aussi les divers apports des défenseurs de l’organisation mondiale en réseaux, par exemple les thèses optimistes des tenants de la complexité tels que Pierre Lévy ou Joël de Rosnay qui mettent en avant la cyberdémocratie ou l’intelligence collective mondiale, et, à l’opposé, les auteurs critiques de la postmodernité réticulaire qui mettent en exergue les dangers que les liens faibles font courir au monde. Ici, la théorie du philosophe et sociologue allemand Zygmunt Bau-man est convoquée qui défend la thèse de la liquéfaction de la société. Malgré leurs divergences, soutient S. Borel, toutes ces approches font le constat implicite qu’est en train de naître ce que l’on pourrait appeler une très grande société-monde virtuelle, qui semble devenir un « troisième modèle historique où les relations à distance et dans l’immédiateté communicationnelle priment sur les relations en face à face spécifiques des petites sociétés – dites de socialité primaire : famille, amis, voisinage…) et sur les relations fonctionnelles typiques des grandes sociétés modernes (socialité secondaire : État, marché) ». Mais, défend-il, les interprétations de cette socialité virtuelle sont à ce point diverses et contradictoires que l’on ne parvient pas à distinguer la part de réalité qu’elles révèlent, et ce qui relève de l’idéologique, du prophétique, ou du catastrophisme.

Simon Borel s’emploie au fond à séparer dans toutes les théories portant sur ou mettant au centre les réseaux, le diagnostic à porter sur les réseaux et le diagnostic portant sur la forme politique qu’est le néolibéralisme. L’opération est rendue d’autant plus difficile que les deux phénomènes sont apparus en même temps et peuvent sembler indissociables. Il faut dans ce cas et cette situation en effet être vigilant aux collusions et aux affinités électives entre démocratisation de la reconnaissance, socialité virtuelle, néo-libéralisme et parcellitarisme.