14 mai 2024
Dispositions à agir

Au-delà de la compétence

À propos de l’ouvrage Dispositions à agir, travail et formation, sous la direction de Alain Muller et Itziar Plazaola Giger, éditions Octarès, 2014, coll. Formation, 210 pages.

Interview paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, décembre 2014.

Alain Muller, chargé d’enseignement à L’Institut Universitaire de
Formation des Enseignants de l’Université de Genève.

 

5 dates : 

28 décembre 1993 : rencontre de mon épouse.

Été 1998 : découverte de la philosophie pragmatiste.

16 octobre 1998 : naissance de mon fils.

Printemps 2005 : découverte de l’ethnométhodologie.

25 juin 2009 : soutenance de ma thèse en sciences de l’éducation.

 

Chargé d’enseignement à L’Institut Universitaire de Formation des Enseignants de l’Université de Genève, Équipes de recherche CRAFT (Conception-Recherche-Activité-Formation-Travail) & LIFE (Laboratoire Innovation-Formation-Éducation), Alain Muller travaille dans une perspective pragmatiste sur l’analyse de l’activité enseignante. L’ouvrage collectif qu’il a dirigé avec Itziar Plazaola Giger, membre associé de l’équipe CRAFT de l’Université de Genève et coordinatrice du réseau HIPREST au Pays basque, traite des dispositions à agir et du rôle qu’elles jouent en formation et au travail. Les auteurs sont partis d’un double constat. Premièrement, le recours à des concepts dispositionnels tels que compétence, habileté, savoir, savoir-faire, etc., pour penser la formation où le travail semble être une évidence tant leur usage résiste aux remises en question dont ils font régulièrement l’objet. Deuxièmement, le caractère incontournable de ces concepts provient du fait qu’ils devraient permettre d’appréhender la conservation de l’expérience passée, le changement et la permanence, la structuration de l’action.

Interview:

Vous vous basez dans votre ouvrage sur la notion de « disposition à agir » : qu’est-ce à dire ?

Notre ouvrage est un ouvrage collectif et par là les définitions de la « disposition à agir » des auteurs peuvent diverger. Je pense cependant qu’ils seraient tous d’accord avec la définition générale suivante : une disposition à agir est une tendance à agir d’une certaine manière, qui se manifeste avec une certaine régularité dans certaines circonstances.

Prenons par exemple la phrase Pierre est efficace. Celle-ci veut dire premièrement que Pierre a tendance à manifester un certain nombre de comportements : il comprend ce qu’on attend de lui, travaille vite, de manière soignée, etc. Est aussi entendu que ces comportements se sont déjà manifestés et qu’on attend qu’ils se manifestent encore. Enfin, même si ce n’est pas explicite, il est dit que ces comportements se manifestent dans certaines circonstances : par exemple, dans son travail, face à certaines tâches. Pierre n’est pas efficace partout et à tout moment.

Ceci dit, cette notion est utilisée dans l’ouvrage pour rendre compte du double aspect de l’activité humaine : celle-ci manifeste toujours et de la permanence et du changement, et de la régularité et des ruptures. Une disposition à agir est la face stable de l’action, mais cette face stable n’opère pas comme une force qui détermine ou contraint l’action de l’extérieur. Elle opère comme un potentiel intérieur à l’action qui peut se réaliser ou pas, ce qui laisse la voie ouverte à l’invention dans l’action, mais tout autant à la transformation des dispositions elles-mêmes. Dans cette optique, ce qu’on appelle des savoirs, des capacités, des connaissances, etc., ne sont pas des « choses » séparées de l’action, mais des modalités de réalisation de celle-ci.

Est-il possible de penser formation sans penser disposition ?

Cela semble impossible. Premièrement on constate qu’au quotidien les gens n’arrêtent pas d’attribuer des dispositions aux autres : tel collègue est dit « réactif », ou « anticipateur », ou « confus », ou « motivé », etc. À un autre niveau, des concepts dispositionnels comme, compétence, capacité, attitude, faculté, savoir, savoir-faire, etc., sont omniprésents au sein des discours sur le travail et la formation. Cet usage permanent d’un « vocabulaire dispositionnel » montre qu’il est très difficile de s’en passer, et ceci parce qu’il a une double fonction descriptive et prédictive dont on a besoin pour articuler notre action à celle des autres.

Deuxièmement, toute formation vise à faire « acquérir » de nouveaux savoirs, de nouvelles connaissances, de nouvelles capacités, de nouveaux savoir-faire, etc., toutes « entités » qui, bien que différentes, sont des dispositions. Elles le sont au sens où on postule que ce qui a été « acquis » dans le cours d’une formation pourra s’actualiser ultérieurement et dans d’autres situations. Bref, former, c’est former des tendances à agir, c’est transformer (voire inhiber) des dispositions acquises et/ou en produire de nouvelles.

Quels liens avec la notion de « compétences » ?

Premièrement, la notion de « disposition à agir » est beaucoup plus large que celle de « compétence » : ce qui est appelé « compétence » n’est qu’un type de disposition parmi d’autres comme ce qu’on appelle savoir, savoir-faire, capacité, attitude, etc.

Deuxièmement, la notion de « compétence », du moins telle qu’elle a été théorisée jusqu’à ce jour, soulève un certain nombre de problèmes, dont le plus important est qu’elle tend à séparer les ressources pour agir de l’action elle-même : la compétence est composée d’une sorte de stock de ressources diverses déposées dans les individus et censées être mobilisées dans l’action : des savoirs, des représentations, des procédures, des règles d’actions, des stratégies, etc. La liste de ces ressources est quasi infinie et diffère d’ailleurs beaucoup selon les auteurs. Le problème est qu’il est impossible de comprendre comment ces ressources stockées dans l’individu peuvent se transformer en action. Par conséquent, la compétence est en quelque sorte vidée de sa composante « actionnelle » et réduite aux « qualités psychologiques » d’un individu.

C’est ainsi une notion qui est incapable de rendre compte et de ce qui ordonne l’action d’un individu (pôle de la permanence) et de ce qui transforme l’action d’un individu (pôle du changement) dans son déroulement même, par là incapable aussi de rendre compte des processus de transformation des dispositions à agir. À mon sens la notion de disposition à agir, telle qu’elle est conçue dans notre ouvrage, est capable de rendre compte de ces processus de transformation. C’est du moins notre pari.