16 mai 2024
L'homme à l'échine pliée

Le malheur humain ressort de la compétitivité

À propos de l’ouvrage L’homme à l’échine pliée. Réflexions sur le stress professionnel, sous la direction de Ingrid Brunstein, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

Compte-rendu paru dans les pages Carrière du journal Le Temps, rubrique Le livre de la semaine, le 15 octobre 1999.

Enjeu économique et humain, le stress préoccupe. Les coûts qu’il génère inquiètent les économistes; les maladies et le malaise qu’il cause ruinent nos existences – tout en enrichissant, certes, l’industrie psycho-pharmaceutique. Analysé comme un résultat de la difficulté des individus qui en souffrent à s’adapter à l’accélération de la compétition, il fait généralement l’objet d’un discours psychologiste, centré sur l’individu et destiné à mettre en lumière les ressorts de son incapacité à épouser les changements. L’ouvrage dirigé par Ingrid Brunstein prend l’exact contre-pied. Adoptant une approche centrée sur l’organisation, les auteurs mettent en lumière le rôle décisif du mode de gestion dans la genèse du stress professionnel et ses effets sur la santé et l’équilibre des individus. L’étude de Jean-François Chanlat montre que les maladies professionnelles les plus typiques de notre temps sont toutes associées au mode de gestion fondé sur la compétitivité, lequel place les individus dans un état de surtension permanente dont une issue fréquente est l’épuisement professionnel, ou même le suicide, à l’image de celui des cadres japonais.

Dans ce mode de gestion, l’écart entre le prescrit et le réel se transforme en un gouffre dans lequel, de peur de passer pour un feignant, s’enfonce la pratique du «surtravail obligé» jointe au sentiment des individus de ne jamais en faire assez, lesquels nourrissent culpabilité, méfiance et peur. Au discours de la compétition correspond une culture, voire un management de l’urgence, dans lequel seuls interviennent les repères quantitatifs des mesures à court terme, cependant qu’il devient de plus en plus difficile de nouer des rapports de confiance avec ses collègues, l’impératif asséné de «faire plus avec moins» étant compris par chacun comme les prémices d’un «dégraissage» à venir. Tableau clinique des effets pervers, dysfonctionnements et paradoxes de ce mode de gestion, cet ouvrage convainc que la poursuite effrénée du rendement à court terme ne peut que déboucher sur l’épuisement, la souffrance mentale et finalement l’impuissance. Le culte de la performance, suggèrent-ils, pourrait bien se retourner en son contraire, notamment parce que cette obsession de la productivité immédiate est peut-être bien la plus sûre manière de tuer la créativité et parce qu’à force de se croire dans une lutte à mort avec tous, on se coupe de soi et de ses semblables. Finalement, l’enjeu de ces réflexions n’est-il pas d’offrir la possibilité aux organisations d’éviter que le malheur humain ne devienne le ressort d’un bon fonctionnement de l’appareil productif?