14 mai 2024
point de vue

Le formalisme au détriment de la pertinence

Article paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi en août 2012.

 

Si l’enseignement de la gestion est riche et varié dans les Hautes écoles de gestion, pour ce qui concerne la recherche c’est l’alignement sur un modèle privilégiant la méthode plutôt que le contenu qui semble devenir la règle.

Le modèle des Business School a inspiré les Hautes (ou grandes) écoles de commerce européennes dès les années soixante. Autrefois, les enseignants venaient de la pratique des affaires et apprenaient aux élèves les façons de se conduire dans les mondes économiques où ils évoluaient. Les élèves apprenaient ainsi, au-delà des techniques de management – finance, marketing, production, etc. –, les ficelles de métiers de divers secteurs. Le mouvement de professionnalisation des enseignants a eu raison de ce modèle à l’ancienne où les enseignants apportaient des éléments résolument concrets.

En Suisse, cette transformation à l’œuvre dans les Hautes études commerciales universitaires, a rattrapé les Écoles supérieures de cadres pour l’économie et l’administration devenues, dans les années nonante à la faveur de l’émergence des Hautes écoles spécialisées, les Hautes écoles de gestion. Rappelons qu’une loi fédérale prétendait que les Hautes écoles universitaires et les Hautes écoles spécialisées étaient «équivalentes mais différentes». Les premières étaient sensées participer à la recherche fondamentale, tandis que les autres devaient s’employer à effectuer des recherches orientées pratique.

Cette transformation a eu des effets en termes d’enseignement comme en termes de recherche. En ce qui concerne l’enseignement dans les Hautes écoles de gestion, la «différence» est cultivée grâce à la variété du personnel enseignant – car un nombre conséquent de praticiens et d’anciens praticiens y opèrent. Les aspects concrets sont donc encore de mise, loin des abstractions du modèle de Business School à l’américaine. Pour ce qui a trait à la recherche, il en va par contre autrement, le modèle scholastique venu d’Outre Atlantique semblant avoir pris l’ascendant sur un modèle davantage appliqué et orienté vers la pratique.

Aux États-Unis, les enseignants-chercheurs professionnels sortis tout droit d’études universitaires, se sont depuis plusieurs décennies regroupés en associations académiques savantes qui réunissent des milliers de membres chaque année dans de grandes messes, avec ses dogmes, ses rites, ses prêtres… Les journaux académiques sont classés, rangés par niveaux d’excellence selon des critères comme autant de conventions… La tendance est au «Publish or perish!». Ce système s’est vu démystifié à plusieurs reprises pourtant. Un auteur canadien analysait par exemple, à la fin des années quatre vingt, trente années de production d’un des supposés meilleurs journaux académiques en stratégie d’entreprise; il montrait que c’était pour beaucoup les tapes sur le dos, par le biais de citations et de remerciements, qui faisaient la valeur scientifique des articles!… «Un bien petit monde», pour reprendre le titre du fameux livre de David Lodge. Ce faisant, malgré les critiques et les moments de lucidités, ce système abstrait par excellence continue de tourner sur lui-même sans avoir besoin de terrains. Se suffisant à lui-même, n’ayant de fin que lui-même… Or, c’est ce système qui tend à s’imposer en recherche dans le monde des Hautes écoles en gestion. Contre toute logique.

«Équivalentes mais différentes»! Le présupposé à l’œuvre ici renvoie à la division du savoir, les universités classiques étant sensées effectuer des recherches fondamentales, les universités des métiers se chargeant des recherches appliquées. Mais les sciences de gestion ne sont-elles pas, par définition, des sciences appliquées? Dès lors, pourquoi cette dérive scholastique comme unique solution?

L’histoire montre pourtant d’autres modalités de recherche dans le domaine de la gestion. Ainsi, il y a plus d’un siècle, des auteurs considérés aujourd’hui comme classiques, tels que Frederic Taylor ou Henri Fayol, théorisaient leurs pratiques au long cours. Le premier, par exemple, s’employait devant la vague de rationalisation apportée par la machine-outil, à reconsidérer l’organisation et la gestion. Ces auteurs théorisaient et innovaient en se confrontant à de véritables défis posés sur le terrain de l’économie d’entreprise. Des chercheurs de cette veine existent encore certes, mais tiendront-ils longtemps?

Les Hautes écoles de gestion devraient s’inscrire dans le modèle orienté concret. En effet, qu’ont-elles à faire d’un modèle abstrait de productions à grands renforts de statistiques où la sophistication des modèles d’analyse l’emporte sur la pertinence pour l’économie? Pas grand-chose. Pour maintenir leur identité d’écoles insérées dans le tissu économique et sauvegarder leur identité, en-deçà de stratégies personnelles d’acteurs, les Hautes écoles de gestion devraient sans doute choisir une voie féconde. S’il n’y avait comme solution que limiter les dégâts, au moins devraient s’attacher à ce que la diversité marque son destin dans la recherche en sciences de gestion.