15 mai 2024
Dépression, épidémie

La fabrique de la dépression

À propos de l’ouvrage Comment la dépression est devenue une épidémie, de Philippe Pignarre, éditions La Découverte, 2012, 172 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, juin 2012.

Il est devenu extrêmement difficile d’échapper à la dépression dans nos sociétés où elle est installée comme un fait social total, psychotropes aidant. L’ouvrage de Philippe Pignarre se pose comme un manuel de survie.

Le mot dépression semble avoir fini par occuper tout l’espace des maladies de l’âme, renvoyant d’autres mots tels que mélancolie, déprime, spleen, neurasthénie ou même fatigue, à leur inutilité et les englobant finalement. Il y a sans doute eu depuis toujours des troubles que l’on range de façon univoque aujourd’hui au rayon de la dépression. La littérature nous fournit moult exemples. Le monde religieux n’est pas épargné avec l’acédie, sorte de mélancolie mêlée d’accès de paresse dont étaient frappés les moines. Mais pourquoi cette centralité contemporaine de la dépression et son épanchement ? C’est la question qu’affronte Philippe Pignarre, ancien cadre au sein d’un laboratoire pharmaceutique international, infiltré dans un monde dont il s’ingénie à faire voir la logique.

L’auteur part de faits concrets et massifs. Entre 1970 et 1996, rappelle-t-il, le nombre de personnes déprimées a été multiplié en France par sept. Et partout dans le monde, les statistiques laissent apparaître une augmentation considérable des taux de personnes déprimées. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la dépression serait à l’échelle mondiale l’un des grands problèmes de santé publique. Fascinants constats que l’auteur s’efforce donc de comprendre. Il le fait, non pas en apportant une expérience de clinicien puisqu’il n’a pas été confronté à la nécessité de soulager et de guérir, mais en mettant en exergue les dispositifs à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique, ayant vu de près comment était géré le marché en expansion de la dépression.

Philippe Pignarre va d’abord montrer : comment la psychiatrie mondialise la dépression ; comment elle transforme certaines formes de mal-être en dépression par un processus d’intériorisation ; et d’où elle tire cette force d’intéresser tout un chacun aux psychotropes.

Mondialisation. L’auteur montre comment sous prétexte de psychiatrie transculturelle, les psychiatres occidentaux ont défendu l’idée que les différences culturelles ne font que masquer la dépression qui serait partout la même dans sa nature profonde. Séparant le sens subjectif et le sens objectif de la dépression, ils exportent partout dans le monde leur manière d’observer, ne s’étonnant pas le moins du monde de trouver des patients déprimés dans des populations qui n’ont même pas de mot pour en parler ! C’est ce travail forcené pour imposer leurs manières d’observer, de diagnostiquer et donc de soigner que met d’abord en question l’auteur jugeant que tout de même les patients devraient avoir un droit d’inventaire. C’est ici la critique de l’ethnocentrisme qui est menée, l’auteur en appelant à une ouverture de l’ethnopsychiatrie qui seule permettrait de comprendre la raison de dispositifs en apparence peu compréhensibles dans des cultures plus ou moins lointaines.

Processus d’intériorisation. Il convient selon l’auteur de comprendre nos propres dispositifs sur la dépression que l’on fabrique et qui nous fabrique en retour. C’est aussi à la supposée prédisposition à être malade qu’on trouverait chez chaque personne déprimée que s’attaque l’auteur, qu’elle soit psychologique ou biologique. L’auteur critique ici notamment la version psychiatrique courante, dans les cas de harcèlement psychologique par exemple, pour dénoncer des dispositifs qui créent de l’intériorité.

D’où la psychiatrie moderne tire-t-elle cette force qui oblige tout un chacun ou peu s’en faut à nous intéresser à ses moyens thérapeutiques ? Nous arrivons avec cette question au cœur du sujet. L’industrie pharmaceutique surfe sur la vague de la mise au point au tout début des années cinquante des neuroleptiques utilisés pour soigner les schizophrènes, et de l’invention sur cette base d’énergisants psychiques autrement dit d’antidépresseurs à la structure chimique ressemblante. L’auteur va rendre compte par le menu de la mécanique qui va, à travers les études cliniques, conduire à unifier les plaintes de patients et proposer des prescriptions simples effectuées autant par les psychiatres que par les médecins généralistes. Ces deniers vont alors regarder et écouter leurs patients autrement, sans avoir besoin de tenir compte du contenu de leur plainte. Plutôt que d’écouter, mieux vaut essayer un antidépresseur qui viendra conforter le diagnostic. Car c’est le diagnostic lui-même qui change petit à petit pour déraper et devenir monolithique. Symptomatique est la définition de la dépression comme « ce qui guérit sous antidépresseurs. »

Cet ouvrage met notamment en lumière à travers ses descriptions critiques, le processus de psychologisation et de médicalisation qui marquent nos sociétés où toute explication doit être cherchée à l’intérieur des sujets, la prise en compte de l’extérieur semblant dorénavant superfétatoire. Il montre aussi un autre rapport au médical dès lors où les causes et les contenus sont secondaires, renvoyant les vieux enjeux aux oubliettes. Il montre surtout l’importance de la psychiatrie biologique dans la fabrication de la dépression alors même qu’aucun test biologique n’est en mesure de diagnostiquer cette dernière.