15 mai 2024
S. Déroche

Économie psychique de la dissolution

À propos de l’ouvrage Petit traité psychanalytique d’alcoologie, de Stéphane Déroche, éditions Le Bord de l’eau, 2012, 238 pages.

Compte-rendu (cf. ci-dessous “Perspective”) paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, avril 2012.

Interview (ci-dessous “Interview”) paru dans l’ouvrage Tous les livres que vous auriez pu lire si vous n’aviez pas passé tant de temps en réunion, sous la direction de Fabien De Geuser et collègues, éditions L’Harmattan, décembre 2019.

S. Déroche en 5 dates:

  • 1454: invention de l’imprimerie par Gutenberg.
  • 27 avril 1848: abolition de l’esclavage (en France).
  • 4 novembre 1899: publication de L’interprétation des rêves de S. Freud.
  • 21 avril 1945: droit de vote accordé aux femmes (en France).
  • 9 novembre 1989 : chute du mur de Berlin.

Perspective:

Le taux des personnes atteintes d’alcoolisme dans les organisations avoisinerait les 10%. Le tiers renverrait à des cas d’alcoolodépendance sévères. L’aspect économique de l’alcool est évident. Mais c’est d’économie psychique dont il est question ici.

Stéphane Déroche met d’abord au jour la spécificité de cette addiction. Le produit est en effet légal et c’est un objet hautement symbolique. De plus, si dans le cas d’autres dépendances, la toxicomanie par exemple, les sujets sont en quête de quelque chose, les alcooliques eux ne sont en quête de rien, cherchant plutôt à fuir, à échapper à quelque chose : en termes psychanalytiques… à échapper à la « castration ». Explications…

Nous sommes tous des êtres de langage et nous débrouillons tant bien que mal avec son imperfection tant il y a de choses que l’on ne peut nommer. Contrairement aux animaux qui répondent à leur instinct, les humains se font reconnaître par le langage qui est représentation, ce qui crée forcément de la frustration, ce qui conduit à la castration. Au « manque » en quelque sorte. Alors que la plupart d’entre nous, névrosés ordinaires ou insatisfaits chroniques, nous refoulons ce qui ne nous paraît pas acceptable, l’alcoolique, lui, fuit. Il ne refoule pas, mais renonce !

L’alcoolique n’est pas un névrosé, c’est la thèse centrale de cet ouvrage qui nous entraîne dans des « dis-saoûlutions », à travers une argumentation serrée, des vignettes éclairantes et des références à l’art et à la littérature aux côtés par exemple de Jack London ou Marguerite Duras !

Interview:

Quelle est la spécificité de l’alcool et de son abus en regard d’autres substances potentiellement addictives ?

Les boissons alcoolisées sont de puissants psychotropes, car la molécule éthanol a une grande capacité d’altération de l’esprit tant au niveau affectif que cognitif. Or dans les pays occidentaux, parmi les produits aux effets psychoactifs comparables, l’alcool est le seul qui soit en vente libre ; toutes les substances aux effets comparables sont soit prohibées soit accessibles sur ordonnance médicale. Cette disparité d’accès aux produits induit une différence radicale de positionnement subjectif entre ceux que l’on nomme de façon caricaturale, alcooliques ou toxicomanes. Les premiers reconnaissent une légitimité au principe d’autorité (auctoritas principis) et à ses représentants tandis que les toxicomanes s’inscrivent d’emblée en faux contre ce même principe et sa déclinaison qu’est la loi. Ce rapport différent à l’Autorité résulte d’objectifs distincts chez les consommateurs. Les alcooliques sont dans une stratégie de fuite ; fuite devant la question de leur responsabilité (conjugale, parentale, professionnelle, d’individu, etc.). Les toxicomanes sont en quête ; en quête de plénitude, d’extase, d’absolu et ils estiment que rien dans une vie de commun des mortels ne peut les y mener ; d’où le fait d’enfreindre la loi pour atteindre l’au-delà convoité.

À quel « manque » renvoie l’abus d’alcool ?

Le malade d’alcool ne souffre pas d’un autre manque que celui du névrosé lambda. Ce qui diffère, c’est la réponse. En premier lieu, rien dans l’histoire des alcooliques n’explique de manière causale leur consommation abusive, car n’importe qui est susceptible de recourir à l’alcool en cas de difficulté, mais le fait d’opter pour l’alcool plutôt que des médicaments (pour soigner sa déprime par exemple) s’énonce plutôt en termes de choix éthique. Si le « névrosé standard » transige avec sa douleur d’exister au travers de ses symptômes (hystériques, obsessionnels ou phobiques), l’alcoolique procède tout autrement. Il ne finasse pas et, plutôt que de composer avec ses difficultés via un ou des symptômes, il évacue purement et simplement le problème en s’y soustrayant. Ils (ou elles) se dérobent face à toute difficulté, qu’elle soit consciente ou inconsciente, réelle ou fantasmée. Le dicton dit « noyer ses problèmes dans l’alcool » et c’est précisément ce qu’ils font. Ils s’absentent de leur position de sujet, ils sont aux abonnés absents. L’individu que l’on connaît sobre n’est plus présent, il s’est évanoui et telle est la stratégie de défense qu’adopte le malade d’alcool, il s’éclipse.

Précisons que l’alcoolisme peut aussi survenir chez des personnes psychotiques, mais sa fonction essentielle est alors de servir d’anxiolytique.

De quelle façon ces apports théoriques ouvrent-ils des pistes thérapeutiques ?

Je disais plus tôt que les alcooliques reconnaissent une légitimité au principe d’autorité (auctoritas principis) et à ses représentants éventuels (depuis les parents jusqu’à Dieu en passant par une ancienne institutrice ou son garagiste). Cette instance, incarnée ou pas, conditionne « le fantasme » de tout un chacun ; le phobique la fuit, l’hystérique cherche à s’en rendre maître, l’obsessionnel vise à la circonscrire tandis que l’alcoolique l’évacue via la capacité qu’offre l’alcool de s’abstraire des contingences réelles. Dès lors, le travail avec les malades d’alcool ne consiste pas à essayer de réhabiliter l’Autorité et ses figures puisque l’alcoolique s’y soustrait automatiquement, comme par réflexe. Il est donc nécessaire d’éviter autant que possible toute prise de position docte face à ces patients afin qu’ils puissent progressivement devenir acteurs du soin et de leur vie (ce qu’ils ne sont plus). On facilitera donc la prise de parole, la prise de position, la prise de décision et toute forme d’engagement, toute initiative et de ce fait toute entorse au rituel alcoolique.

L’abus d’alcool ne semble pas si négatif à en croire la production littéraire ?!…

Croire que l’alcool aide à la création littéraire est un mythe. Le nombre d’écrivains atteints d’alcoolisme est conséquent : Hemingway, Bukowski, Jack London, Marguerite Duras, Antoine Blondin, Jean-Pierre Martinet, etc., mais ceux qui évoquent leur relation à l’alcool disent tous que ce dernier n’est pas compatible avec le travail d’écriture. Jack London explique dans John Barleycorn qu’il s’impose chaque matin d’aligner ses « mille mots » avant de consommer la moindre goutte d’alcool. Marguerite Duras nous rappelle dans La vie matérielle que « l’alcool est stérile […] l’ivresse ne crée rien, elle ne va pas dans les paroles, elle obscurcit l’intelligence, elle la repose ». À la question : « est-ce que boire un petit coup, ça aide à écrire ? », Amélie Nothomb, solide buveuse, répond : « j’ai déjà essayé de capter cet instant pour l’écriture (entre la quinzième et la seizième gorgée de champagne), ça ne marche pas. […] si on prend le stylo à ce moment-là, ça ne donne rien. Rien du tout » (Petits moments d’ivresse). En conclusion, croire que l’alcool aide à la création artistique est une illusion.