14 mai 2024
Cadres pris dans les filets

Les cadres pris dans les filets de l’organisation

À propos de l’ouvrage Entre l’enclume et le marteau. Les cadres pris au piège, de Jean-Philippe Bouilloud, éditions du Seuil, 2012, 222 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, septembre 2012.

Les cadres appartiennent à une catégorie socioprofessionnelle autrefois protégée, aujourd’hui malmenée. L’ouvrage de J.-P. Bouilloud s’attache à rendre compte de leur malaise et de leur désarroi.

Travailler se décline souvent, à entendre les cadres s’exprimer, lors d’enquêtes notamment, sous le mode de la survie, défend d’emblée l’auteur. Survie de l’organisation à la pérennité parfois mise à défaut, survie des individus avides de reconnaissance ou plus luttant péniblement contre l’exclusion, survie des métiers mis à mal par les excès bureaucratiques, par les excès administratifs. Il est à cet égard symptomatique que l’on parle depuis une quinzaine d’années de souffrance, de malaise et de peur relativement à une catégorie socioprofessionnelle encore protégée il y a encore trois, voire même deux décennies en arrière.

Survivre, précise l’auteur, renvoie à un désir d’être, malgré les tensions et les contradictions au cœur des organisations contemporaines, voire les véritables injonctions paradoxales qui prennent les individus psychologiquement en tenaille, les tétanisent et rendent leur action difficile ou tout bonnement impossible. Demander, par exemple, à des personnes d’être de fidèles serviteurs et en même temps autonomes, relève de l’injonction paradoxale. Or, cette forme se multiplie dans les organisations, masquée « derrière les exigences rationalisées des résultats », pour reprendre l’expression de l’auteur.

Enseignant et chercheur au sein d’une Haute école de gestion, une « Grande école » de commerce française, Jean-Philippe Bouilloud côtoie les cadres en ses qualités de professeur en management et de sociologue intervenant dans les (ré)organisations du travail, et témoigne de la dégradation de leur condition. Signalons d’emblée les éléments les plus saillants de son argumentation. Le premier et la marque de l’ouvrage, consiste à prendre l’organisation comme une variable intermédiaire entre les individus en souffrance et le(s) collectif(s). Le deuxième revient à chercher à déceler et à analyser ce qu’il appelle les styles de pensée au cœur de la pensée managériale.

L’auteur s’intéresse particulièrement au développement de la rationalisation, celle-ci ayant envahi l’univers économique et gestionnaire par le biais des formations en management et des pratiques de conseil, ce, à tel point que « de manière quasi inconsciente, le cadre est pris dans un système contradictoire auquel il adhère profondément, qui fait partie de son imaginaire, mais dont il vit au quotidien les aspects violents, inacceptables ou ubuesques. » Le troisième élément significatif est la référence aux travaux du penseur allemand contemporain Hartmut Rosa qui décrit à quel point le changement est, dans nos sociétés contemporaines, permanent, et vivace la fascinante impression d’être, en permanence, sur une « pente qui s’éboule »…

Plusieurs chapitres forment cet ouvrage, centré comme il a été rappelé sur l’organisation comme nœud de contradictions pesant sur les actions des cadres, les contrecarrant ou les empêchant. Parmi eux, un chapitre porte sur les différentes conceptions du travail dans la modernité, pour ne pas oublier que différents auteurs et différents courants de pensée ont mis en garde contre le travail. Le travail est donc loin d’être une évidence dans la modernité.

Un autre chapitre porte sur le phénomène d’emprise de l’économie sur les organisations où sont mises en avant des considérations psychosociologiques au cœur de l’exercice du pouvoir. Les organisations contemporaines ne sont en effet pas sans favoriser des pathologies dirigeantes, notamment : la paranoïa liée au leader charismatique qui « cherche à refonder un projet grandiose, “en l’installant dans l’imaginaire” » ; ou la perversion du bureaucrate « qui est dans le “défi du réel” et veut imposer sa loi »…

Un des intérêts de l’ouvrage de Jean-Philippe Bouilloud est avant tout de ne pas en rester à une critique par trop dénonciatrice posant un supposé système dominant indépendamment des acteurs : « Le monde des cadres est clairement devenu de nos jours un univers de “dominants-dominés” (…) ». L’auteur évite ainsi la posture dénonciatrice facile. Autre intérêt : en mettant l’accent sur l’organisation, il évite la psychologisation, également facile. J.-P. Bouilloud tente finalement d’apporter dans une longue conclusion des pistes d’action, en réfléchissant aux possibilités de transformation de l’environnement.

Pour cela, il conviendrait de discuter à nouveaux frais la question de la responsabilité, pour sortir du « défaussement bureaucratique ». Partant des travaux de M. Weber et à la lumière de la pensée éthique du philosophe E. Lévinas, Bouilloud considère à nouveaux frais la réflexion éthique puisque « les organisations complexes peuvent créer de l’injustice alors même que chacun a agi de manière “responsable”, et que le seul respect des règles et procédures ne suffit plus à créer un sentiment de justice ».

Poussant la réflexion philosophique, l’auteur en appelle à une esthétique du travail adaptée à notre époque. De son point de vue en effet, « le sentiment de justice dans l’organisation ou l’utilité sociale d’un travail peuvent ne pas suffire à produire du “sens” au travail. » Finalement, ce que suggère en filigrane J.-P. Bouilloud, c’est régénérer les enseignements et formations en management.