15 mai 2024
Le cerveau n'est pas ce que vous pensez

Le commerce du cerveau

À propos de l’ouvrage Le cerveau n’est pas ce que vous pensez : Images et mirages du cerveau, de Fabrice Guillaume, Guy Tiberghien et Jean-Yves Baudouin, éditions des Presses universitaire de Grenoble, 2013, coll. Points de vue et débats scientifiques, 200 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, avril 2013.

Tout semble être devenu neuro-quelque chose dans nos vies comblées par les neurosciences et ses images qui nous ont envahies depuis que le Congrès américain a déclaré les années nonante : décennie du cerveau.

Plusieurs fois par semaine, sur les pages de nos journaux – comme sur celles des revues scientifiques – des articles déclinent les prouesses de la neuro-imagerie. Au centre, l’organe-vedette incontesté tout en images colorées en guise d’arguments scientifiques. Peu d’organes fascinent autant que le siège de la pensée et de la décision chez les êtres humains, de par sa complexité énigmatique. Mais, à en croire les thuriféraires des perspectives cognitivistes, les secrets de la masse gélatineuse logée dans nos boîtes crâniennes sont dorénavant percés !

Notre époque, toute de neurosciences, nous ferait volontiers parodier la chanson de Dutronc et Lanzmann. « Tout est neuro dans notre vie ! », neuro-économie et neuro-management, neuro-droit et neuro-éthique, neuro-théologie et neuro-marketing, neuro-politique, etc. Bref, toutes les disciplines tendent à devenir neuro pour être considérées comme étant sérieuses. Pourtant, avec les auteurs de l’ouvrage ici considéré, prenons une prudente distance avec le phénomène de la neuro-imagerie et des mesures en images.

Notons tout d’abord qu’en recherchant à localiser les aires du cerveau, on est revenu au 19e s. où se distinguait le courant de la phrénologie et sa stratégie de localisation. À quoi se résume la phrénologie ? « En trois propositions, répondent les auteurs : (1) l’esprit est produit par un nombre de composants mentaux qui peuvent être séparés les uns des autres ; (2) ces composants sont localisés dans des régions cérébrales spécifiques ; et (3) ces régions cérébrales sont liées à des traits topographiques spécifiques à la surface de la boîte crânienne. »

Nous assistons clairement aujourd’hui à un mouvement qui est une sorte de néo-phrénologie, défendent les auteurs de cet ouvrage rafraichissant qui donne à penser. Cette perspective, pas plus neutre politiquement qu’elle n’est objective scientifiquement, ressort d’une entreprise de « naturalisation » de l’esprit : « la phrénologie est une philosophie selon laquelle l’organisation cérébrale, sa structuration, son agencement, s’ils peuvent être modulés par le contexte dans lequel vivent les individus, expliquent à eux seuls leur psychologie et leurs différences. » Exit donc le contexte puisque nous serions parfaitement déterminés !

Ce faisant, la critique de nos auteurs ne s’adresse pas à la neuro-imagerie comportementale, pas plus qu’elle ne fustige la recherche de lésions cérébrales, car dans ces cas précis il y a des indicateurs objectifs. Elle s’adresse à la neuro-imagerie cognitive qui se plaît à rechercher des corrélats, des représentations ou des entités mentales dans le cerveau.

Après une mise en perspective, les deuxième et troisième chapitres de l’ouvrage portent sur les considérations méthodologiques, les auteurs en appelant à la prudence. Selon eux, en effet, il n’est pas évident de localiser dans le cerveau des entités cognitives. Cela permet en fait surtout des raccourcis plus ou moins dangereux visant à « naturaliser » le social, à « naturaliser » l’économie ou le management, à l’instar d’un chercheur prétendant une similitude entre le cerveau et l’entreprise moderne ! Les conclusions auxquelles aboutissent la plupart des chercheurs sont par trop rapides, notent les auteurs, car les applications sont présentées au grand public sans toute la cuisine technique, méthodologique, qui est derrière l’image. Autrement dit, toutes ces recherches qui s’emploient à localiser des entités pas très bien définies sur le plan opérationnel tentent finalement de rechercher dans le cerveau des représentations de type idéologique. Une image cérébrale est en effet le résultat de multiples opérations techniques, physiques…, et l’on n’est pas encore sûr actuellement de savoir faire les liens entre l’activité cérébrale et les comportements que l’on analyse. En bref, les auteurs rappellent que l’image n’est en somme qu’une mesure et que la connaissance de la façon imparfaite dont elle est construite importe.

Un quatrième chapitre renvoie aux disciplines « neuro-quelque chose ». Par exemple les recherches de tel chercheur sur les préférences de telle ou telle marque de boisson cola, trouvant des activations dans certaines régions cérébrales cortex préfrontal, alors même que ces régions interviennent dans énormément d’activités psychologiques et cognitives. Attribuer à une région cérébrale une spécificité c’est faire preuve de surinterprétation, prétendent donc nos auteurs. Mais la neuro-imagerie permet du spectaculaire et il est infiniment plus vendable de dire que l’on a trouvé l’aire de la morale que de dire que toutes les questions morales font intervenir de nombreuses régions dans le cerveau en interaction, non linéaire, etc.

Ce que l’on réfléchira à la suite de cet ouvrage dense et rigoureux, c’est que dans ce marché colossal de la neuro-imagerie, les coûts des systèmes de neuro-imagerie sont élevés, aussi les chercheurs et utilisateurs de ces systèmes sont-ils enclins à trouver des résultats à la hauteur des investissements. Autrement dit, pour que ces investissements soient acceptables socialement, il faut trouver des résultats à la hauteur. Mais quand la bulle de la neuro-imagerie éclatera, au cerveau constitué de modules spécialisés des phrénologistes, on reviendra à une conception certes moins spectaculaire, mais plus réelle, à savoir le cerveau comme un réseau de connexions. C’est sans doute pourquoi dans le dernier chapitre de leur ouvrage, les auteurs proposent une neuro-imagerie sans illusions.