14 mai 2024
Portaits

La religion valeur refuge

À propos de l’ouvrage Albert Memmi. Portraits, coordonné par Guy Dugas, éditions du CNRS, coll. Planète libre, 2015, 1290 pages.

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, février 2015.

Un ouvrage savant et un beau livre à la fois retrace une partie de l’œuvre d’Albert Memmi le fameux auteur du Portrait du colonisé dont toute l’œuvre est traversée par l’analyse des conditions de l’altérité et de la dépendance.

Albert Memmi naît en Tunisie en 1920, dans une famille juive pauvre, de langue maternelle arabe. Il se trouve au carrefour de trois cultures, et construit son œuvre d’essayiste et de fiction sur la difficulté de trouver un équilibre entre Orient et Occident. « Ni Tunisien, ni Français et à peine juif », selon ses propres termes, il a été connu d’un très large public depuis la parution en 1957 d’un ouvrage intitulé Portrait du colonisé – précédé du Portrait du colonisateur. C’était l’époque des luttes pour la décolonisation à laquelle des auteurs comme Jean-Paul Sartre, Paul Fanon, Aimé Césaire, Léopold Senghor, notamment, ont comme lui apporté leur talent. Chacun dans un registre différent. Le registre de Memmi tient davantage de la raison que de l’enthousiasme, du souci de lucidité que de la fougue. L’ouvrage que consacre à son œuvre Guy Dugas, est une réédition savante de ses « Portraits », c’est-à-dire accompagnée de nombreux textes critiques, « pour ouvrir le procès du postcolonial au Maghreb – le terme procès étant pris dans sa double acception de procédure de remise en cause et de processus. »

Les « portraits » d’Albert Memmi, Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, Portrait d’un juif, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, etc., sont donc ici repris, réédités. L’ouvrage de G. Dugas est un ouvrage d’érudition en ce qu’il tient de l’étude scientifique, savante ; les « portraits » de Memmi y sont analysés, commentés, discutés. Mais c’est aussi un « beau livre ». Précisons que Memmi avait écrit, avant le Portrait du colonisé, des œuvres de fiction qui avait connu un certain succès et sont aujourd’hui des classiques. La marque de Memmi est l’autobiographie. Tout son travail est marqué par sa propre histoire, y compris ses œuvres de fiction. Lui-même parle d’« autobiographie théorisée » lorsqu’il évoque sa méthode.

Si l’œuvre d’Albert Memmi est actuelle, c’est d’abord dans le rapport à l’étranger, dans le rapport au colonisé, au juif et à leur culture ; notons un point central : ce ne sont pas seulement les conditions socio-économiques qui sont au centre des rapports humains, mais aussi, et surtout, les conditions socioculturelles. Dit autrement, pour lui la misère est redoublée par le facteur ethnique. L’œuvre est également actuelle en lien avec la laïcité ; Memmi est un juif non croyant. L’écrivain reste moderne, malgré ses nonante-quatre ans, pour avoir abordé les problèmes liés aux décolonisations et aux questions lancinantes de corruption, de passe-droit et de népotisme qui ont accompagné la plupart des mouvements de libération. Ainsi, dernièrement, devant les engouements de nombreux intellectuels, Albert Memmi a jeté un regard soupçonneux à l’égard des révolutions arabes, prétendant qu’il ne fallait pas trop s’emballer, mais attendre et prendre en compte les dynamiques concrètes. Le souci de garder en tout temps raison, est une des marques principales de l’auteur. Si l’on prend l’exemple du Portrait du colonisé, il s’agit d’un portrait froid, distant, il s’agit d’une sorte d’enquête qui, par touches successives, dégage un portrait. C’est bien là que Memmi diffère du lyrisme d’un Senghor, du style démonstratif d’un
Césaire ou d’un Sartre et leur souci de politisation, ou de l’enthousiasme d’un Fanon. Pour Memmi dont les essais ne sont jamais enflammés, la raison et le souci de lucidité priment. Ce qu’il lui importe, c’est de mettre de l’ordre dans le vécu avant tout, même si bien des choses échappent toujours à la raison et au vécu dans les relations humaines faites de dualité entre la dominance et la servitude. Selon lui, on peut être parfois dominant, parfois dominé, toujours dépendant.

Ainsi, Memmi connaît sa période gloire dans la foulée des indépendances. Prophétique, il a annoncé les difficultés des décolonisations et des indépendances naissantes. Les décennies suivantes vont être plus problématiques quant à la réception de ses thèses. Dans Portrait du juif, où il forge le concept de « judéïté », il défend l’idée qu’Israël est la seule solution pour la libération du Juif, qu’il est même la condition de leur libération. Selon lui, parce qu’en tant que peuple les Juifs sont dominés, comme les colonisés sont en tant que peuples sont dominés, c’est sur le mode du nationalisme que peut se faire la libération du Juif comme des colonisés lors des décolonisations. Alors, dans un Maghreb solidaire des Palestiniens, proarabes, il perdra de son aura auprès notamment des intellectuels arabes et tiers-mondistes. Son essai Portrait du décolonisé… en 2004 sera reçu dans un silence pour le moins gêné. On trouve finalement que ses idées ont vieilli. Pourtant, il a annoncé la montée des intégrismes, la religion étant vue par lui comme une « valeur refuge » des dominés.

Aucune emphase chez Memmi, aucun angélisme non plus. Il sait que l’Histoire est tragique ! Juif au Maghreb, il a subi la condition du minoritaire, méprisé. Il ose le dire à l’encontre des images félicitiques qui présentent la méditerranée comme un espace édénique pour toutes les religions. Comme si la religion n’était pas l’instrument du pouvoir ; les mystiques le savent et parmi eux les soufis qui ont subi et continuent de subir la violence des ordres religieux. Finissons sur la laïcité en citant ce qu’il écrivait lors du procès de Charlie Hebdo en 2007 : « Si Charlie Hebdo venait à être condamné, si l’autocensure généralisée devait faire jurisprudence, nous perdrions tous cet espace commun de résistance et de liberté. Pour ces raisons, nous soutenons Charlie Hebdo et le droit de continuer à critiquer toutes les religions sans exception ». La laïcité comme mystique ?