14 mai 2024
point de vue

Apports des sciences humaines au management

Article paru dans le supplément mensuel Indices du journal L’Agefi, en février 2015.

 

Les disciplines des sciences humaines et sociales ont apporté une contribution essentielle aux théories du management et de l’organisation, quoique cette réalité soit parfois ignorée dans la pratique des affaires

Dans son dernier ouvrage, François Dupuy convoque les disciplines des sciences humaines et sociales (ci-après SHS) pour pallier les faiblesses de la pensée et des pratiques du management habituelles, souvent paresseuses1. Rappelant que le management n’est pas sans histoire, il défend centralement l’idée que les disciplines constituant les dites SHS sont à même de rendre compte, en-deçà ou au-delà de la prise de décision en tant que telle, des étapes la précédant et la succédant. Il n’est pas tout à fait logique, dit en quelque sorte le sociologue, que les dirigeants et les cadres s’arrogent la partie souvent la plus facile du management, la décision en l’occurrence, laissant en plan l’analyse préalable systémique ainsi que la mise en œuvre des décisions prises. S’en déchargeant parfois allègrement.

Les relations entre Management et SHS ne vont pas toujours de soi comme le rappelle notamment Tom Lupton qui soulignait cependant dans un essai incisif combien la sociologie, la science politique ou la psychologie, pour ne mentionner que ces disciplines, ont depuis longtemps permis de rendre compte de la complexité des organisations modernes et d’enrichir les pratiques mêmes des managers2. Il n’est pas exagéré d’avancer que ce sont ces disciplines qui, tout au long du siècle précédent, ont nourri les théories du management et des organisations. Une longue période de croissance, accompagnée d’une création et d’un transfert massif des techniques managériales américaines, a sans doute contribué à la mise entre parenthèse de cet héritage, repris heureusement dans le dernier quart du siècle dernier par les tenants de la sociologie appliquée aux organisations dont se réclame précisément François Dupuy.

En plus de cette sociologie appliquée, d’autres disciplines existent qui viennent apporter leur concours au souci de concilier esprit de géométrie et de finesse, se positionnant face à l’instrumentalité des pratiques gestionnaires: l’anthropologie, la psychosociologie des organisations, la psychodynamique du travail, la linguistique, etc. Ainsi, un certain nombre d’auteurs se sont inscrits dans un courant qui s’attache à pointer les atouts d’un être advenant au statut de sujet et met en évidence l’insuffisance des théories de gestion à affronter les transformations sociétales et organisationnelles nouvelles.

Il convient de mentionner bien d’autres apports, les années nonante et deux mille ayant assurément permis de mettre en relief les insuffisances des théories managériales, incitant de nombreux auteurs à envisager de nouvelles articulations. Parmi eux, des consultants interdits devant la complexité des situations et l’incapacité des outils classiques à les appréhender ont rédigé des ouvrages remarqués avec, en filigrane, le souci de montrer que si les changements sont incontournables, ils pourraient être conduits avec davantage de finesse et donc moins de violence3. Des efforts analogues ont été menés par des enseignants, chercheurs-intervenants dans des contextes organisationnels s’inscrivant dans le sillage du courant de la contingence. Signalons encore les réinvestissements des champs disciplinaires par des auteurs du domaine de la gestion des ressources humaines et du comportement organisationnel, avec le souci de se frayer un espace entre l’orthodoxie managériale et la critique dénonciatrice.

À cet égard, le cognitivisme et le comportementalisme ont rencontré un réel engouement auprès de différents scientifiques s’appliquant à rendre intelligible les relations et interactions entre le sujet et son environnement technico-organisationnel de travail. Cependant, les limites épistémologiques du modèle cognitiviste ainsi que les dérives du comportementalisme, notamment en termes de gestion de la sécurité dans les entreprises, offre peu de compréhension des relations fines et complexes.

La psychosociologie, la psycho-dynamique du travail et l’ergonomie – particulièrement celle de langue française –, proposent une approche différente des situations de travail à laquelle nous adhérons plus volontiers. En effet, une approche clinicienne et globale de l’être humain et de l’organisation nous paraît permettre une compréhension renouvelée des relations entre les activités de travail et l’organisation. Les nombreux travaux complémentaires de ces disciplines sur le champ du stress, par exemple, ont permis un déplacement d’une compréhension biomécanique des facteurs de risques vers une compréhension organisationnelle, en mettant en tension la reconnaissance du travail, la latitude d’autonomie et d’anticipation, ainsi que la possibilité d’acquérir et de mobiliser les savoir-faire de sorte à faire face à l’hétéronomie et l’hétérogénéité du monde réel du travail.

1 La faillite de la pensée managériale. Lost in management, vol.2 (2015).

2 Management and the Social Sciences (1966).

3 Cf. particulièrement Stratégie et esprit de finesse: l’apport des sciences économiques et sociales au management stratégique (2002).