14 mai 2024
gorz

La pensée comme boussole

À propos de l’ouvrage André Gorz: une vie, de Willy Gianinazzi, éditions La Découverte, 370 pages, ISBN 978-2-707-55000-1

Compte-rendu paru dans L’Agefi, supplément mensuel INDICES, avril 2016.

Retour sur une œuvre critique du capitalisme qui éclaire notamment les notions de fin de l’emploi et de fin du salariat

Né Gerhart Hirsch à Vienne en 1923 et disparu en 2007 en région parisienne, est un intellectuel qui a vécu les débuts de sa vie adulte en Suisse, notamment à Lausanne où il a effectué des études universitaires en chimie avant de choisir Paris. L’ouvrage présenté ici, écrit par Willy Gianinazzi, est la première biographie du penseur. Composée en cinq parties, elle met en relief les moments forts dans l’évolution d’une pensée éclairante sur nos conditions d’hommes et de femmes modernes et post-modernes de celui qui choisira finalement pour nom André Gorz, empruntant plusieurs noms de plume durant sa carrière d’écrivain. Retenons trois citations pour approcher ses préoccupations.

«Je ne comprends pas la philosophie à la manière des créateurs de grands systèmes philosophiques, mais comme la tentative de se comprendre, de se découvrir, de se libérer, de se créer. […] De sorte que se pose aussitôt la question de l’aliénation et de son possible dépassement.» Ainsi s’exprimait Gorz dans les années 1990 au cours d’un entretien. Sa question centrale est celle de l’aliénation qui trouvera une expression salvatrice tout au long de ses travaux à travers le concept d’autonomie.

«(…) je suis un bricoleur, un “maverick”», disait-il de lui-même au soir de son existence se rabaissant un tantinet, «bref un type pas vraiment sérieux (…)», ajoutait-il, «une sorte d’être hybride, quelque que chose comme un musicien de rue». Il est vrai que si pour être sérieux, il faut avoir un poste en vue ou être en court, cela n’était pas le style de cet auteur dont la seule occupation était de participer à l’interprétation du monde dans lequel il vivait pour offrir des pistes de réflexion et imaginer des voies de métamorphoses possibles. Il est aussi vrai que si être sérieux consiste à emprunter une attitude de professionnel ou être un fonctionnaire de la pensée ou être inféodé à quelque lobby, mieux vaut sans doute se poser comme un amateur assidu. Gorz n’a eu de cesse que de comprendre le monde en marche et de tracer des pistes de réflexion et d’action. Véritable intellectuel, il déplace les problèmes, les reformule jusqu’à les «renverser» comme il dit, avec «le besoin de défaire les mailles du discours dominant qui condamne le vécu en silence».

Cet étranger, sorte de personnage à la von Chamisso, ce «métis inauthentique» selon ses termes, ce traître – c’est le titre de l’un de ses premiers livres, un récit autobiographique – comme il aimait dire pour signifier, en citant le biographe: «celui qui persiste à maintenir consciente leur “fêlure définitive” qui rend impossible de se reconnaître dans l’image de leur situation en société. La trahison s’incarne alors dans “l’opposition et la contestation”, à travers lesquelles l’individu recherche et façonne son identité. Le traître est l’insoumis et l’exclu». Traître jusqu’à avoir préféré un autre nom et une autre langue que sa langue maternelle pour exprimer sa pensée.

Cette première biographie du penseur qui a utilisé biens des noms avant de choisir celui d’André Gorz, retrace le parcours de l’un des penseurs les plus intéressants de la critique du capitalisme contemporain. Marqué par les pensées de K. Marx, E. Husserl, J.-P. Sartre et I. Illich, André Gorz pose la question fondamentale du sens de la vie et du travail. «Un homme ne travaille pas pour gagner de l’argent ou pour vendre son produit», écrivait-il, poursuivant: «Il travaille parce que la vie est travail et qu’on ne se réalise qu’en faisant quelque chose qui vous exprime et en quoi on se reconnaisse. Sans doute même le peintre vend ses toiles et l’écrivain ses livres. Mais il ne les crée pas pour les vendre. C’est la création qui est sa fin. C’est la vie en tant qu’elle s’y réalise, qui est la fin pour l’homme.» En cinq parties, Gianinazzi met donc en scène une pensée en mouvement, au service de l’autonomie, du temps libéré, de l’activité créatrice et du bien-vivre.

La première partie de la biographie pose un cadre en abordant les années 1940-1950, faisant la part belle au passage du penseur en Suisse où il a noué des liens intellectuels indéfectibles avant d’opter pour la France. La deuxième partie, intitulée «La libération du travail à l’ère de l’automatisation: fordisme et État-providence» s’intéresse aux années 1960. C’est une critique du capitalisme à travers la division du travail et la parcellisation des tâches. L’effervescence des idées de la fin de la décennie est reportée à travers, notamment, l’œuvre de Marcuse, ami de Gorz et auteur de L’Homme unidimensionnel. Les années 1970 sont au cœur de la troisième partie du livre de Gianinazzi avec, au centre, les thèmes de la croissance zéro et de l’écologie. Elle est intitulée «La libération de la vie en période d’allergie au travail». Vient alors la quatrième partie qui fait écho à l’organisation du travail déjà abordée plusieurs chapitres avant, en traitant non plus du taylorisme mais du toyotisme, cette manière de produire de l’aval vers l’amont plutôt que de l’amont vers l’aval. Cette partie montrent les travaux de Gorz à une époque, celle des années 1980 et 1990, marquée par un précariat grandissant, l’accentuation des inégalités et finalement une société qui devient de plus en plus duale.

Gorz est particulièrement marqué par les évolutions économiques lourdes du capitalisme: la généralisation de l’automation, l’apparition de l’informatique et l’extension de la division du travail. Le prolétariat se voit remplacer par un autre sujet, défend Gorz, celui de la non-classe des prolétaires postindustriels: «Une “non-classe”, sociologiquement hétéroclite, mais dont les membres ont en commun des aspirations à une meilleure vie qu’ils savent irréalisables par l’emploi et le revenu qu’il procure.» Dès lors, Gorz s’emploie à saisir les contours de la fin de la société salariale, avec notamment les propositions en matière de revenu universel inconditionnel dont il a été l’un des principaux promoteurs.

Si l’on retient l’œuvre de Gorz comme étant importante, c’est sans doute parce qu’elle tient ensemble deux objectifs critiques: les limites de l’emploi et du salariat.