15 mai 2024

La grande actualité des théories de l’équilibre économique

À propos de l’ouvrage Léon Walras et l’équilibre économique général: recherches récentes, de Roberto Baranzini, André Legris et Ludovic Ragni, éditions Économica, 2011, 314 pages

Interview paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en juin 2010, p. 5

R. Baranzini en 5 dates:

  • 2001: professeur invité à l’Université du Québec à Montréal;
  • 2002: research Affiliate à la Cowles Foundation for Research in Economics, Yale University;
  • 2003: professeur invité à Université de Neuchâtel;
  • 2006: professeur invité Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne;
  • 2009: professeur associé, Centre Walras Pareto, UNIL.

Perspective:

À partir des années 1980, un groupe de chercheurs lyonnais sous la direction de Pierre Dockès, a entrepris l’édition des œuvres économiques complètes d’Auguste (le père, aussi économiste) et Léon Walras. Cela a donné une nouvelle impulsion aux recherches sur ces deux auteurs. Une association internationale s’est créé depuis et le volume publié chez Economica est constitué par une sélection d’articles présentés dans le cadre des deux dernières conférences de l’Association qui ont eu lieu à Lausanne et à Kyoto.

Interview:

Quelle est l’importance de Léon Walras?

Léon Walras peut être considéré comme un des économistes les plus intéressants dans l’histoire de la théorie économique: le «Newton de l’économie» comme il a été nommé, alors que l’on attend toujours l’«Einstein de l’économie»… L’importance de son œuvre économique, politique et sociale tient en effet une place prépondérante, à côté de celle d’Adam Smith ou de John Maynard Keynes en raison de la méthode qu’il a su développer, des objectifs sociaux qu’il a poursuivis et des innovations théoriques qu’il a promues.

Pouvez-vous résumer son apport?

Pour le développement de la théorie économique, l’apport de Walras est crucial à double titre. Sur le plan conceptuel il est considéré le père de l’équilibre économique général: il est le premier économiste qui a pensé les interactions entre les différents marchés qui composent une économie. Sur le plan méthodologique, Léon Walras est le premier à avoir fait un usage systématique des mathématiques. Avec son successeur Vilfredo Pareto, ils sont les fondateurs de ce que l’on appelle «L’école de Lausanne»; sachant qu’en théorie économique très peu nombreuses sont les écoles reconnues, cela mérite d’être relevé.

Un volume d’histoire de la pensée économique: à quoi bon?

Tout d’abord il faut préciser que le volume est composé de trois parties dont la première seulement a un caractère strictement historique. Par ailleurs, reconstituer les dettes de Walras et retracer les filiations nous aide à mieux comprendre la théorie de l’équilibre économique général, ses enjeux, ses problèmes. Ainsi, dans la deuxième partie du volume sont abordées des thématiques telles que le rôle de la monnaie dans l’équilibre général ou la «spontanéité» de l’équilibre. Il s’agit de questions qui depuis Walras font l’objet de controverses parmi les économistes. Les étudier dans l’œuvre du Maitre de Lausanne c’est remonter la source des dilemmes, ou, si l’on veut, c’est revenir au péché originel.

Avec l’analyse de l’influence que l’économie walrassienne a exercé sur les ingénieurs économistes français et dans l’élaboration des matrices d’interdépendances sectorielles, dans la troisième partie du volume le point de vue est résolument actuelle: bilan, perspectives et nouvelles pistes concluent le livre.

Enfin, je voudrais ajouter que de toute façon l’importance de l’œuvre de Léon Walras n’est pas qu’historique et ne se limite pas à la théorie économique. L’actualité de sa pensée se trouve aussi dans des domaines dans lesquels on ne l’attendait pas, comme par exemple l’économie sociale et solidaire où Walras est souvent cité, parfois comme père spirituel.

D’accord, mais c’est la théorie de l’équilibre économique général qui est sa contribution majeure…?

Indéniablement. Toutefois, la portée de l’équilibre économique général va bien au-delà de la théorie économique, Il est un projet de recherche très ambitieux qui est né avec les sciences humaines, avec la réflexion sur l’individu et le collectif. Il s’agissait et il s’agit de comprendre comment des individus, poursuivant des buts qui leur sont propres, peuvent engendrer par leurs transactions, mais sans le vouloir, des effets d’ensemble qui les dépassent, qu’il ne leur serait pas possible de produire autrement, qui leur profitent personnellement, voir qui constituent le bien commun. L’équilibre économique général est un contexte théorique qui permet de poser avec rigueur la question de la compatibilité collective des choix économiques individuels.

Mais vous êtes en train de faire référence à la main invisible…

Effectivement, jusqu’aux années quatre-vingts, on considérait volontiers l’équilibre économique générale comme la formalisation de la métaphore de la main invisible de Adam Smith. Lorsque Gérard Debreu a reçu le prix Nobel en 1983, on a même dit qu’il avait contribué à démontrer la supériorité des économies de marché. Au-delà du fait que depuis le travail de Sonnenschein de 1972 les néowalrasiens sont nettement moins optimistes quand ils nous expliquent que le mécanisme concurrentiel n’est pas en mesure de conduire une économie à l’équilibre, lorsque nous étudions Adam Smith et Léon Walras dans le texte, nous retrouvons l’exigence d’une instance de régulation, morale dans le premier cas, étatique dans le deuxième. Comme quoi les vieux auteurs n’en finissent pas de nous étonner.