16 mai 2024

Croissance et bonheur: par-delà la contradiction

À propos de l’ouvrage de Jan Marejko: Le bonheur n’est pas au bout du PIB, éditions Slatkine, 2010, 180 pages

Interview paru dans le supplément mensuel INDICES du journal L’Agefi en juin 2010, p. 5

J. Marejko en 5 dates:

  • 1972: licence en lettres à l’Université de Genève;
  • 1972-1974: recherches à l’École pratique des Hautes études à Paris, avec Raymond Aron, Alain Besançon et Pierre Manent;
  • 1974-1976: recherches à la Graduate Faculty for Social Research à New York City, avec, entre autres, Hannah Arendt et Hans Jonas;
  • 1980: soutenance de thèse à Genève avec, comme directeur, Jean Starobinski: Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire.
  • 1981-1984: recherches à Harvard en science politique et en histoire des sciences; depuis lors, nombreux articles et ouvrages.

Perspective:

Dans son dernier ouvrage, Jan Marejko plaide pour que nos démocraties de supermarchés deviennent de véritables démocraties républicaines, constituées de citoyens et non de consommateurs. Des démocraties capables de faire appel aux citoyens de sorte que chacun d’eux réponde à ses vocations les plus profondes. Sinon, prévient-il, l’échec est patent. L’invocation systématique par la plupart des intellectuels à la démocratie sans même que soit mentionné son fondement, a quelque chose d’inquiétant. Quel est ce fondement ? La liberté intérieure, la liberté civique… À contre-courant des idées faciles et des impensées.

Interview:

Quelle thèse défendez-vous dans votre ouvrage?

Je défends la thèse suivante: l’économie ne peut jamais fonctionner que par elle-même. Elle a besoin de s’appuyer sur des promesses de nature… disons messianique comme l’était la société sans classe hier, l’abondance aujourd’hui. Nous n’avons donc pas abandonné ces promesses. Malheureusement, elles ont pris une nouvelle forme: le consumérisme! Cela les dénature.

Qu’entendre par «messianisme»?

Le messianisme c’est ce qui donne à une communauté le sens qu’elle n’est pas sur la terre simplement pour l’aménager, mais qu’elle a une destinée. Prenons l’exemple de l’Europe aujourd’hui. Si elle n’a pas de futur, c’est tout simplement parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un destin. Parce qu’elle a méprisé son passé. Les précurseurs de l’Union européenne ont en effet ignoré des millions de personnes qui, à l’Est, ont été opprimées après la dernière guerre mondiale, minant d’avance le projet d’une véritable Europe unie.

Dans votre ouvrage, vous proposez une réflexion sur les catégories de «besoin» et de «désir»: pouvez-vous préciser?

Je croyais avant d’écrire ce livre que l’on pouvait distinguer chez l’homme le besoin du désir. Au-dessus des besoins physiologiques, je pensais qu’il y avait un désir, une aspiration au-delà de ces deux dimensions des besoins de base –nourriture et sexualité. Mais, au fur et à mesure de ma réflexion, je me suis rendu compte que l’humanité n’a probablement jamais connu un stade de purs besoins, comme cela se passe dans le monde animal. Dès qu’il y a économie, en effet, nous sommes confrontés à des choix et donc à des hésitations. Les hésitations devant ce qui pourrait satisfaire nos besoins marquent une distance entre ces besoins, notre corps, et les objets qui nous entourent – distance dont les animaux ne sont pas capables. Ainsi, dans l’absolu, il nous est possible de désirer quelque chose qui n’est même pas sur un marché, sur notre terre. Malheureusement, il me semble qu’aujourd’hui, il n’y a rien au-delà du marché que l’on puisse désirer.

Dans votre ouvrage, vous détruisez plusieurs mythes. Vous évoquez notamment l’«idolâtrie épistémologique »: que voulez-vous dire?

On croit qu’il suffit d’appliquer des méthodes, notamment mathématiques, pour s’approcher du réel. Or la question du rapport entre l’esprit et le réel est éminemment problématique. Et la première chose à faire pour ne pas basculer dans cette idolâtrie épistémologique, c’est de prendre un certain recul et douter qu’on puisse accéder au réel. Un esprit qui ne donne pas dans ce doute est un esprit qui ne pense pas! Et sans pensée, pas d’accès au réel !

Vous bousculez aussi d’autres mythes: lesquels ?

Un des mythes les plus dangereux qui soit, renvoie à tout ce qui concerne les recettes du bonheur. Il nous faudrait à cet égard trouver inspiration dans la pensée judaïque qui a insisté sur le mystère du bonheur qui, d’une certaine manière nous est donné… et que nous ne pouvons donc pas construire. Bref, dans l’abondance et avec tous les Droits de l’homme garantis, nous pourrions encore mourir d’ennui…

Et pourtant, dans votre ouvrage, vous défendez l’idée de croissance économique…

La croissance ne comblera pas le déficit spirituel dans lequel nous sommes plongés, mais on ne peut y renoncer. C’est une difficulté majeure à laquelle nous sommes tous confrontés. Promouvoir la croissance tout en disant que la croissance ne nous apportera pas le bonheur est une contradiction dont nous n’allons pas sortir d’un jour à l’autre. Mais il n’y a pas de quoi désespérer: toutes les civilisations ont été fondées sur une contradiction majeure. Notre tâche, aujourd’hui, est d’admettre la nécessité de la croissance, ne serait-ce qu’en regard à la misère dans le monde, tout en sachant qu’elle ne nous amènera pas au paradis. Cette contradiction est au cœur de mon ouvrage.